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La sélection naturelle cosmologique

Les trous noirs, ces monstres cosmiques à l’appétit gargantuesque, sont à la source de théories aussi fascinantes que vertigineuses. L’une d’entre elles suppose qu’au-delà de l’horizon des événements de chaque trou noir de notre Univers, naît un autre univers…

Les réglages du Tout

Plusieurs valeurs fondamentales régissent le fonctionnement de notre Univers. Il contient, par exemple, trois dimensions d’espace et une dimension de temps. Les particules qui le composent disposent d’une masse : celle de l’électron est ainsi de 9,109×10-31 kg. Les forces qui le régissent sont au nombre de quatre, et chacune de ces forces disposent elles aussi de valeurs qui interviennent dans les équations de la physique, le langage employé par l’homme pour décrire le fonctionnement de la nature. Ces valeurs sont appelés les constantes de la physique.

Tous ces rouages, ensemble, participent à la marche de notre Univers. Si l’un d’entre eux n’existait pas, ou si l’un de ses crans était absent, alors l’Univers serait fort différent, la vie telle que nous la connaissons n’aurait pas pu émerger, et vous n’auriez pas pu lire cet article. Cette métaphore horlogère est un peu triviale, mais révélatrice : en fait, l’Univers est réglé avec une telle précision que si l’un de ces paramètres avait été différent ne serait-ce que d’une infime quantité, la vie n’aurait pas été possible. Autrement dit : il semblerait que l’Univers ait favorisé, d’une manière ou d’une autre, l’émergence de la vie sur Terre.

Dans son livre Notre Univers Mathématique, le physicien Mag Tegmark compare ces paramètres à des boutons disposés sur une sorte de tableau de bord universel.

Le tableau de bord universel tel que présenté dans le livre de Tegmark.

Prenons l’exemple de l’énergie sombre, l’un de ces paramètres. Tegmark se demande comment il est possible d’interagir avec le bouton de réglage de sa densité sans conséquences dommageables pour la formation des galaxies. La valeur minimale autorisée est de 10-97 kilogramme d’énergie sombre par mètre cube, et la valeur maximale de 1097. La quantité mesurée, le réglage actuel de l’Univers, est de 1027 kilogrammes par mètre cube. Sur un bouton qui oscillerait entre les valeurs minimales et maximales, le résultat est vertigineux : pour obtenir le réglage actuel, favorable à la vie, il faut tourner le bouton d’une fraction de seulement 10-123 tour depuis la position médiane !

Max Tegmark conclut :

Bien que cela semble être un réglage de précision rigoureusement impossible à réaliser, il s’avère qu’un certain mécanisme l’ait effectué pour notre Univers.

Alors comment expliquer le réglage si subtil de ces paramètres ?

  • La pure coïncidence, peu probable
  • L’intervention d’une entité : Dieu, ou bien une forme de vie avancée qui a simulé notre Univers (c’est la fameuse hypothèse de simulation)
  • Les théories du multivers : une infinité d’autres univers existe, dont les valeurs des constantes diffèrent ; le nôtre contient tous les paramètres favorables à l’émergence de la vie, une infinité d’autre est stérile
Le multivers invite à repenser le principe copernicien : nous habitons peut-être une planète ordinaire, dans un système ordinaire, dans une galaxie ordinaire, dans un univers ordinaire…

Dans son livre L’heure de s’enivrer, Hubert Reeves se déclare incapable de choisir entre ces alternatives :

Ou bien nous admettons que, dans un ensemble de paramètres arbitraires, les données « choisies » au départ pour notre monde sont précisément celles qui peuvent amener l’éclosion de la conscience, ou bien nous admettons l’existence d’un principe initial qui contenait en son germe cette éclosion. Personnellement, je ne sais laquelle de ces deux hypothèses est la plus étonnante.

Les questionnements relatifs aux réglages de ces paramètres, sources de nombreuses controverse et discussions (notamment concernant le principe anthropique), mériteraient à elles seules un article. Penchons-nous plutôt sur la solution du physicien américain Lee Smolin : et si, à la manière de la sélection naturelle des espèces, un univers était capable d’enfanter d’autres Univers, lui transmettant certains de ses paramètres physiques ?

Lee Smolin pose devant un tableau de gribouillis

Lee Smolin propose pour la première fois cette idée en 1992, il la développe ensuite dans son livre à succès The Life of the Cosmos, paru en 1998. De toute évidence, Smolin ne croit pas à l’hypothèse du hasard, de la pure coïncidence. Il rappelle d’ailleurs un autre chiffre vertigineux : il y avait une chance sur 10229 (soit le chiffre 1 suivi de 229 zéros) pour que l’Univers puisse contenir des étoiles… Et ce fut bien le cas ! Il ne croit évidemment pas plus à l’hypothèse d’une intervention divine. Ni même à l’idée d’un multivers. Effectivement, s’il existe au moins 10229 univers, alors la probabilité d’en trouver un qui contient des étoiles (le nôtre) est plus grande. Mais il estime que cette idée est trop simple, qu’elle peut finalement tout expliquer, qu’elle n’est plus rationnelle. Si ce mode de raisonnement avait été appliqué à la biologie, défend-il, alors jamais la sélection naturelle aurait été trouvée. Tiens donc, la sélection naturelle ! Nous y reviendrons après avoir abord un autre problème physique à l’origine de la théorie singulière de Lee Smolin.

Au-delà des singularités

Aujourd’hui, deux grandes théories décrivent le fonctionnement de la nature. Ce sont deux théories merveilleuses qui illustrent parfaitement le génie de l’homme :

  • La Relativité générale, qui décrit l’influence des astres sur le tissu de l’espace-temps : elle concerne globalement l’infiniment grand
  • La Mécanique quantique, qui décrit les phénomènes physiques à l’échelle atomique : elle concerne globalement l’infiniment petit

Ces deux théories sont fonctionnelles, vérifiées par l’expérience, et jamais contredites. Pourtant, elles sont fondamentalement incompatibles entre elles. Ou bien elles sont incomplètes, ou bien une autre théorie, qui reste encore à découvrir, saura les unifier (peut-être la théorie des cordes ou la gravitation quantique à boucles). Bref, la physique est en crise. Carlo Rovelli, dans son livre Par-delà le visible, utilise une image amusante :

Un étudiant qui assiste aux cours de relativité générale le matin et de mécanique quantique l’après-midi ne peut que conclure que ses professeurs sont des sots, ou qu’ils ont oublié de se parler depuis un siècle : ils lui enseignent deux images de monde en contradiction.

La plupart du temps, cette incompatibilité pas un problème, puisque rarement l’infiniment grand et l’infiniment petit se croisent en recherche. Sauf dans quelques cas précis, parmi lesquels :

  • Au moment du Big Bang
  • A l’intérieur des trous noirs

Dans ces régions particulières de l’espace-temps, appelées des singularités, les lois de la physique telles que nous les connaissons perdent leur validité : une densité infinie est concentrée en un point de volume nul. La gravité telle que définie par la Relativité générale ne s’applique plus, elle subit très certainement des effets de nature quantiques, qui restent à définir : là est tout le problème.

Gargantua, le trou noir du film Interstellar, de Christopher Nolan (2014)

Pour Smolin, il faut se passer des singularités : seule une nouvelle théorie de la gravité quantique saura confirmer ou réfuter leur existence. Pour le reste… Dans le cas du Big Bang, il n’y a pas de moment initial, ce qui éloigne sa pensée naturaliste le plus loin possible de l’idée d’une création (qui revêt souvent une connotation religieuse). Il est dès lors possible de se demander ce qu’il s’est passé au moment du Big Bang, et même avant, quel processus a permis la définition des paramètres si subtils qui régissent l’Univers. En ce qui concerne les trous noirs, même interrogation : ou bien le temps s’arrête, ou bien il se poursuit.

Chacune de ces deux questions répond à l’autre, en somme :

Une étoile qui s’effondre forme un trou noir, au sein duquel elle est compressée dans un état de densité extrême. L’univers démarre dans un état similaire de densité extrême, duquel il s’étend. Est-il possible que ces deux états soient les mêmes ? Est-il possible que ce qu’il y a au-delà de l’horizon d’un trou noir est le début d’un autre univers ?

Sur les épaules des géants

Et si les trous noirs donnaient naissance à d’autres univers ? Et si notre univers était lui-même issu d’un trou noir ? C’est la théorie vertigineuse développée par Smolin.

Les paramètres qui définissent la physique sont fixes pour chaque univers ; en revanche ils peuvent varier d’un univers à l’autre. Certains univers, ceux qui disposent d’étoiles qui peuvent s’effondrer gravitationnellement, peuvent se reproduire, donnant ainsi naissance à d’autres univers, au-delà de l’horizon des événements des trous noirs. L’univers-enfant ainsi créé dispose plus ou moins des mêmes paramètres physiques que l’univers-parent. Les univers qui disposent du plus grand nombre de trous noirs ont une progéniture plus nombreuse que les autres, et transmettent cette caractéristique favorable à leurs univers-enfants.

Smolin suggère que les paramètres physiques qui favorisent la production de trous noirs, et donc la création d’univers-enfants, sont aussi les valeurs qui permettent l’apparition et le développement de la vie. En conséquence, les univers compatibles avec l’apparition de la vie, dont le nôtre fait évidemment parti, sont les plus nombreux et dominent la population totale d’univers.

Cette idée est inspirée de la sélection naturelle des espèces telle que définie par Charles Darwin, qui repose sur trois grands principes :

  • Le principe de variation : il existe des différences entres les différents individus d’une même espèce
  • Le principe d’adaptation : ces différences confèrent un avantage à ces individus par rapport à leurs congénères
  • Le principe d’hérédité : ces différences se transmettent entre les parents d’une espèce et leur descendance ; elles contribuent à la survie des parents et ont donc de plus grandes chances d’être transmises que des caractéristiques moins avantageuses

L’idée que Smolin se fait de l’univers est donc profondément naturaliste, comme il l’explique lui-même :

Il n’y a jamais eu de Dieu, de pilote qui a fait le monde en imposant l’ordre sur le chaos, et qui resterait à l’extérieur, regardant et proscrivant. […] Il n’y a rien derrière [notre Univers], aucun monde absolu ou platonique pour le transcender. Tout ce qu’il y a de naturel est ce qui nous entoure. […] Tout ce que nous avons pour loi naturelle est ce monde qui s’est fait lui-même.

Les lois qui gouvernent les espèces vivantes gouverneraient également l’Univers ? Cette hypothèse est élégante, en plus d’être poétique et vertigineuse. Comme souvent avec la cosmologie spéculative, elle est controversée parce qu’elle se soumet difficilement à l’expérience. Doit-on dès lors considérer qu’elle n’est plus scientifique, qu’elle n’est que matière à une excellente nouvelle de science-fiction ? Les instruments humains se heurtant de plus en plus à la complexité de la physique théorique, il faudra désormais souvent se contenter d’équations couchées sur le papier. En attendant que le futur confirme ou infirme nos rêves par l’expérience, il n’est pas interdit de discuter.

Dans le cas de la sélection naturelle cosmologique, l’absence d’unification de la Relativité générale et de la Mécanique quantique empêche tout travail expérimental. Smolin, par la pensée, s’est affranchi de cette contrainte. Il n’existe donc aucune preuve, d’après les lois actuelles de la physique, que les trous noirs donnent naissance à d’autres univers, ou que des paramètres physiques peuvent se transmettre d’un univers à un autre.  Pour préciser la sélection naturelle cosmologique, il faudra attendre qu’une théorie unifiée de la physique émerge. Un peu comme si un auteur décidait d’écrire la suite d’un roman écrit dans une langue indéchiffrable. Au risque qu’un déchiffrage futur du premier roman rende le second incohérent. Rendez-vous donc au prochain chapitre !

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