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Giordano Bruno – 1 – Éloge de l’errance

La vie de Giordano Bruno ne fut qu’une longue fuite face à ses détracteurs. Une fuite physique, mais pas intellectuelle : jamais cet immense précurseur de la pensée scientifique moderne ne renia ses idées, ce qui causa d’ailleurs sa perte sur le bûcher. Bruno, figure absolue du martyr, condamné pour avoir, toute sa vie, défendu le droit de se tourner vers l’infini.

1 – Éloge de l’errance
2 – Prophète de l’infini
3 – Le bûcher de l’immortalité

Les peines de la soumission, sans les plaisirs de l’exil

Giordano Bruno se surnomme lui même « le Nolain », du nom de cette ville proche de Naples, Nola, où il est né en 1548. Son nom de baptême est Filippo Bruno, en l’honneur de l’héritier au trône d’Espagne Philippe II – le royaume de Naples relève alors de la souveraineté espagnole.

Près du monstre volcanique, un géant s'éveille...
Près du monstre volcanique, un géant s’éveille…

Bruno est issu d’une famille modeste, mais grandit dans un environnement agréable, comme il le rappellera plus tard dans son De immenso : sa maison est entourée du Mont Cicala, des ruines d’un château, d’oliviers et bien sûr, du Vésuve. Au-delà de cette montagne, pense alors Filippo, il n’y a plus rien. Il l’explore et voit qu’il en va tout autrement : il apprend ainsi qu’il ne faut pas baser ses opinions sur le seul jugement des sens, et qu’au-delà de toute limite apparente, se cache toujours quelque chose.

Il restera dans la région jusqu’à vingt-huit ans, d’abord au sein de l’Université de Naples, où il apprendra notamment l’art de la mémoire, la mnémotechnique, puis dans le couvent dominicain des Frères Prêcheurs de San Dominico Maggiore, à partir de 1565. Comme l’impose la règle dominicaine, il prend le nom de Giordano, peut-être en l’honneur de Jourdain de Saxe, religieux allemand du XIIIème siècle, ou du frère Giordano Crispo, son professeur de métaphysique.

Trois ans après son ordination de prêtrise, en 1576, il est accusé d’hérésie pour avoir critiqué la virginité de Marie et le dogme de la Trinité. C’est donc le début d’une longue errance à travers l’Europe : en Italie, puis en Savoie, en France, en Angleterre, en France à nouveau, puis en Allemagne, en Suisse, et en Italie, pour que son esprit trop attiré par les vertiges cosmologiques puisse enfin être passé par les flammes. Citoyen du monde, certes, mais point de gaieté de cœur : Bruno se plaint de ces fuites éternelles : il a connu les peines de la soumission, sans les plaisirs de l’exil[1]

La longue marche

La chasse que mènent les obscurantistes de l’époque contre la pensée subversive de Bruno le condamne à la mort ou à l’errance. Il choisira cette dernière option, et ne se départira jamais de sa liberté, poussant toujours plus loin ses réflexions philosophiques et cosmologiques. Revenons donc sur ces voyages.

La fameuse statue de Bruno, érigée à l'endroit même où il fut brûlé, à Rome.
La fameuse statue de Bruno, érigée à l’endroit même où il fut brûlé, à Rome.

Bruno se rend d’abord à Rome, au couvent dominicain de la Basilique de la Minerve. Il est accusé peu après d’homicide, et en outre on retrouve des livres annotées d’Erasme (dont les œuvres ont été interdites par le pape Paul IV en 1559) parmi ses affaires au couvent napolitain. Bruno fuit pour Savone, puis Turin, Venise, Padoue et Brescia, où il est suspecté de sorcellerie.

Il se rend à Genève, mais il se brouille avec la hiérarchie protestante après avoir dénoncé l’incompétence d’un enseignant de philosophie, Antoine de la Faye. Il traite par ailleurs les pasteurs calvinistes de « pédagogues », autrement dit de professeurs pour enfants, ce qui est une insulte dans sa bouche. Il est arrêté pour diffamation, et doit quitter Genève.

Henri III régna en France de 1574 à 1589.
Henri III régna en France de 1574 à 1589.

Il gagne donc la France en 1578, d’abord à Lyon, puis à Toulouse. Il est loué pour la qualité de son enseignement, et surtout pour ses incroyables compétences mnémotechniques : Bruno est un maître en la matière, et publiera durant toute sa vie des œuvres sur le sujet. Mais la crainte de la reprise des hostilités entre catholiques et protestants à Toulouse l’inquiète ; qu’à cela ne tienne, il monte à Paris, où il se fait rapidement remarquer par le roi Henri III suite au succès de ses leçons sur Thomas d’Aquin (par ailleurs sujet de sa thèse), comme il l’expliquera plus tard aux inquisiteurs :

J’acquis une telle renommée que le roi Henri III me fit un jour appeler, cherchant à savoir si la mémoire que j’avais était naturelle ou bien magique ; je lui donnais satisfaction, et avec ce que je lui dis et fis essayer, il reconnut que ce n’était pas de la magie mais bien de la science. Après cela je fis imprimer un livre sur le sujet, De Umbris Idearum, que je dédicaçai à Sa Majesté, qui en cette occasion me fit lecteur extraordinaire et provisionné.

C’est le début d’une période calme pour Bruno, peut-être la seule de toute sa vie adulte : il passera cinq années sous la protection du roi. A l’abri du pouvoir, ses œuvres se font légèrement moins subversives, mais ce n’est que provisoire : bientôt, il doit partir pour Londres, sans que la raison soit clairement identifiée – certaines hypothèses parlent d’une mission secrète pour le compte du roi ou bien d’une dénonciation de ses enseignements hors-normes. Toujours est-il qu’il demeure auprès de l’ambassadeur de France. Il publiera là-bas six œuvres majeures, dont trois qui en la seule année 1584 font état de ses réflexions sur l’Univers :

  • Le Banquet des cendres
  • Cause, principe et unité
  • L’Univers, l’infini et les mondes

Remettant en cause la cosmologie aristotélicienne selon laquelle la Terre est immobile au centre de l’Univers, Giordano Bruno défend l’héliocentrisme de Copernic, qu’il a lu : les planètes tournent non seulement sur elles-mêmes, mais également autour du Soleil. Mais Bruno ne s’arrête pas là : dans la lignée de Lucrèce, il est partisan de la théorie de la pluralité des mondes au sein d’un Univers infini.

Bruno s'envole vers l'infini, dans la série documentaire Cosmos.
Bruno s’envole vers l’infini, dans la série documentaire Cosmos.

Dans L’Univers, l’infini et les mondes, titre qui résume à lui seul la pensée qui y est développé, Bruno écrit :

Il est donc d’innombrables soleils et un nombre infini de terres tournant autour de ces soleils, à l’instar des sept “terres” [les sept planètes alors connues] que nous voyons tourner autour du Soleil qui nous est proche.

Voyage au bout de la nuit

Evidemment, ces livres ne seront pas sans causer quelques remous. D’autant plus que Bruno défend ses idées durant quelques conférences à l’université d’Oxford, peu ouverte à ce type de théories. George Abbott, archevêque de Canterbury, écrira en 1604 sur Bruno dont il assista à certains de ses cours :

Ce petit homme italien […] entreprit la tentative, parmi tant d’autres choses, de remettre sur pied l’opinion de Copernic selon laquelle la terre tourne et les cieux sont immobiles, alors qu’en réalité c’était sa propre tête qui tournait et son cerveau qui ne pouvait rester immobile.

La situation devient difficile. Les ombres, à nouveau, s’avancent, et le voile de l’obscurité cherche à recouvrir la douce lumière de la sagesse. Bruno n’a pas d’autre choix que de fuir. Encore, toujours, inlassablement. Ne pouvait-il donc pas se taire, se concentrer sur la mnémotechnique au détriment de la cosmologie ? Que cherchait-il donc, à s’appauvrir ainsi progressivement, à rejeter par le voyage incessant sa volonté de devenir enseignant ? Peut-être est-ce cela, finalement, la vraie liberté : le sacrifice au nom de la pensée.

Portrait de Bruno publié en en 1824, d'après un portrait de 1715, lui-même reproduction d'un portrait supposément réalisé en 1578 et aujourd'hui perdu.
Portrait de Bruno publié en en 1824, d’après un portrait de 1715, lui-même reproduction d’un portrait supposément réalisé en 1578 et aujourd’hui perdu.

Ses leçons à Oxford sont interrompues, officiellement pour une accusation de plagiat. Bruno retourne à Paris en 1585, mais n’est plus le bienvenu suite à un débat qu’il organise contre plusieurs erreurs d’Aristote, débat qui tourne en sa défaveur – il sera surnommé Giordano Bruto, « Giordano mauvais » en italien. Le voilà donc arrivé à Wittenberg, en Allemagne, où il devient professeur durant deux ans. Mais les théories aristotéliciennes prennent bientôt le pas dans les universités sur les doctrines du philosophe calviniste Pierre de la Ramée, grand humaniste français. Wittenberg n’est pas épargné : Bruno rejoint Prague en 1588, où il restera six mois, puis Francfort.

Comme le rappelle Jacques Attali dans un papier consacré à Bruno :

Le supérieur d’un couvent des carmes qui l’héberge, quand il n’a pas où dormir, le décrit comme « un homme universel mais qui n’avait point de religion, (…) occupé la plupart de son temps à écrire, à créer des chimères et à se perdre à de nouvelles rêvasseries.

Il publiera notamment De minimo, dans lequel il développe ses réflexions sur l’infiniment petit et distingue trois types de minimum :

  • le minimum physique, soit l’atome, dans la lignée des philosophes atomistes
  • le minimum géométrique, le point
  • le minimum philosophique, la monade, à la base de la métaphysique

En 1591, Bruno accepte l’invitation qui lui est envoyée par un noble et théologien passionnés d’alchimie à se rendre en Suisse : il enseigne la philosophie durant cinq mois à Zurich. Il retourne à Francfort en juillet pour y publier son dernier livre, De imaginum, signorum et idearum compositione. Deux libraires italiens revenus de Venise lui apportent alors une lettre l’invitant à se rendre dans la cité italienne pour enseigner à un jeune noble vénitien, Giovanni Francesco Mocenigo, les secrets de la mémoire. Bruno hésite : l’Italie est dangereuse. Il mettra plusieurs mois pour accepter la proposition qui lui est faite.

Ô Bruno ! Tes sublimes intuitions cosmologiques, peut-être, t’ont éloigné un temps de la réalité. Car retourner en Italie, c’était à coup sûr se rapprocher de l’obscurité, du danger, des flammes. Tes errances géographiques était terminées ; tes errances judiciaires allaient pouvoir commencer – quant à tes fulgurances, elles resteraient à jamais immortalisées.


[1]  Pour reprendre les mots de Guy Debord : « J’ai donc eu les plaisirs de l’exil, comme d’autres ont les peines de la soumission »

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