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Giordano Bruno – 2 – Prophète de l’infini

Bruno, donc, aura fui toute sa vie. C’est que les dogmes théologiques de l’époque sont cruels : nul n’a le droit de réfuter la pensée en vigueur, et surtout pas pour empiéter sur le domaine du divin. L’infini, domaine gardé, que Bruno aura merveilleusement su pénétrer…

1 – Éloge de l’errance
2 – Prophète de l’infini
3 – Le bûcher de l’immortalité

L’intuition de l’infini

Bruno, c’est entendu, est un esprit visionnaire. Neil de Grasse Tyson le rappelle dans l’excellente série documentaire Cosmos, en le taxant d’ailleurs à juste titre « d’authentique rebelle » :

Bruno n’était pas un scientifique. Sa vision du cosmos était une intuition, il n’avait aucune preuve. […] Bruno avait perçu l’infinie grandeur de l’espace.

L’intuition, l’expérience par la pensée, qui poussa aussi Lucrèce, Newton ou Einstein vers de sublimes éclairs de génie qui changèrent à jamais notre vision du monde. Sans lunette astronomique, sans télescope, Bruno observe l’Univers avec le plus bel outil qui soit, le plus démesuré : l’esprit humain. Ses œuvres ne contiennent aucun calcul, aucune équation, alors qu’il maîtrise pourtant les mathématiques. Il reproche d’ailleurs à Copernic son usage excessif des mathématiques, en se décrivant lui-même dans Le banquet des cendres comme :

L’homme qui a franchi les airs, traversé le ciel, parcouru les étoiles, outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des sphères […] postulées par de vains calculs mathématiques ou par une aveugle et vulgaire philosophie.

A la lueur d'une faible bougie, à la recherche de l'infini... Image tirée de la série documentaire Cosmos.
A la lueur d’une faible bougie, à la recherche de l’infini… Image tirée de la série documentaire Cosmos.

A ce sujet, dans un article de la revue Baroque, Hélène Tuzet écrit :

Ce mépris superbe de l’exactitude lui permet une hardiesse divinatoire que les spécialistes n’ont pas.

Cette hardiesse causa sa perte : pour avoir imaginé l’infini de l’Univers, Giordano Bruno fut torturé et brûlé. Car à l’époque où il vit, deux conceptions de l’univers s’opposent :

  • Celle de Ptolémée – astronome grec du Ier siècle qui résuma dans son Almageste les travaux des plus grands penseurs de son époque – qui place la Terre au centre de l’univers : le géocentrisme
  • Celle de Copernic qui, plus de mille ans après Ptolémée, améliore ce modèle en plaçant le Soleil au centre et les autres planètes autour de lui : l’héliocentrisme
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Nicolas Copernic

La thèse de Copernic va évidemment à l’encontre des dogmes religieux de l’époque, où Dieu a placé la Terre au centre du ciel. Et puis, en contemplant les objets célestes traverser le ciel d’est en ouest nuit après nuit, comment penser autrement ? Copernic attendra la fin de sa vie pour publier son œuvre majeure, Des révolutions des sphères célestes. Et effectivement, ce sera une révolution, qui ne fut toutefois pas immédiate : la plupart des astronomes et des théologiens refusent d’abord les théories avancées par Copernic.

En fait, Copernic n’est même pas le premier savant à avoir délogé la Terre de sa place centrale dans l’univers : Aristarque de Samos, déjà, au IIIème siècle avant Jésus-Christ, avançait qu’elle tournait en réalité autour du Soleil. Lucrèce, lui, au Ier siècle av. J.-C., écrivait que l’univers n’avait aucune limite. Bien plus tard, au XVème siècle, dans son œuvre De Docta Ignorantia, le cardinal et savant Nicolas de Cues supposa lui la possibilité d’un espace sans limites au sein duquel existeraient plusieurs mondes et plusieurs êtres (évidemment créés par Dieu).

Illustration du livre de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, paru en 1686.
Illustration du livre de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, paru en 1686.

Bruno est un érudit : il a évidemment lu Copernic et sans doute aussi les penseurs précurseurs de l’idée de la pluralité des mondes au sein d’un univers infini que sont Lucrèce et Nicolas de Cues. Dès la publication de son Banquet des cendres, en 1584, il adhère à l’héliocentrisme. Dédicacé à l’ambassadeur de France à Londres Michel de Castelnau, auprès duquel séjourna Bruno, Le Banquet des cendres est un dialogue philosophique entre quatre personnages. Parmi ceux-ci, Téophile, porte-parole de Bruno, appelé « le Nolain » (sa ville d’origine étant Nola, près de Naples).

Ce livre provoqua beaucoup de remous, mais il en faut plus pour arrêter Bruno, bien plus, et il repoussera encore les horizons de sa pensée cosmologique avec De l’infini, de l’univers et des mondes.

Je fends les cieux et m’érige à l’infini

Publié en 1584, De l’infini, de l’univers et des mondes clôt la trilogie dite des dialogues londoniens débutée avec Le Banquet des Cendres et poursuivie avec De la cause, du principe et de l’un. Œuvre majeure de Bruno, De l’infini est aussi la plus subversive au regard de la pensée de l’époque.

Dès le premier dialogue, Bruno – dont la pensée se diffuse toujours à travers le personnage de Téophile – se demande quelles peuvent bien être les limites d’un univers fini, et où parviendrait une flèche qui serait lancée au-delà (reprenant une image de Lucrèce). Il cite l’ouvrage Du Ciel d’Aristote pour mieux le réfuter : non, l’univers n’est pas sphérique et donc fini, un tel raisonnement est celui d’un sophiste. De toute évidence, les sens humains sont bien trop perfectibles pour étudier le ciel, ainsi que nous le démontre l’horizon qui semble être une limite physique et qui pourtant se déplace à mesure que nous nous déplaçons. Pour Bruno, l’univers n’a ni haut ni bas, ni centre ni périphérie.

« Qu'y a-t-il, alors, dans ce ciel bleu, qui existe certainement, et qui nous voile les étoiles durant le jour ? » Illustration tirée de L'atmosphère: météorologie populaire, de Camille Flammarion (1888).
« Qu’y a-t-il, alors, dans ce ciel bleu, qui existe certainement, et qui nous voile les étoiles durant le jour ? »
Illustration tirée de L’atmosphère: météorologie populaire, de Camille Flammarion (1888).

Partant de ce principe d’un univers infini, Bruno en déduit que non seulement les étoiles du ciel ne sont pas immobiles comme elles semblent l’être, mais qu’en plus elles sont dotées de planètes, invisibles car trop lointaines, et qu’elles aussi tournent autour de leur étoile, comme la Terre autour du Soleil. Se faisant pionnier du relativisme, Bruno écrit aussi que n’importe quel observateur de n’importe quel planète peut croire, par l’observation du ciel, être au centre de l’univers. A tort, explique-t-il : l’univers est infini, parler de centre de l’infini n’a évidemment aucun sens.

Il écrit :

Nous pouvons estimer qu’autour d’étoiles innombrables, tournent autant d’étoiles, autant de globes terrestres, autant de mondes similaires au nôtre.

Bruno va encore plus loin : rien n’empêche de penser que sur ces mondes vivent d’autres habitants, similaires à ceux de la Terre, peut-être même meilleurs.

Par-delà la foi, la raison

Nous avons déjà évoqué dans la première partie de ce dossier les ennuis que causèrent à Bruno sa remise en cause de la virginité de Marie ou du dogme de la Trinité. Comment se positionnait-il par rapport aux dogmes théologiques alors en vigueur ?

Evidemment, le rapport entre foi et savoir était autrement plus ténu au XVIème siècle qu’aujourd’hui. Bien que Bruno se soit toujours présenté dans ses œuvres comme un philosophe et non comme un théologien, il aborde régulièrement la question divine, cherchant les relations entre l’infinité de Dieu et l’infinité de l’univers. En ce sens, il se fait héritier d’un texte philosophique très hermétique mais à l’influence très forte, Le livre des XXIV philosophes, qui contient cette phrase devenue célèbre :

Dieu est la sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

Cette phrase, "Dieu est une sphère..." est un roman : reprise notamment par Pascal qui la rendit célèbre (ici en peinture), elle proviendrait d'un ouvrage d'Aristote repris par Cicéron (ces deux sources antiques ayant disparues). Elle fut ensuite citée notamment par le théologien Alain de Lille au XIIè siècle et Nicolas de Cues.
Cette phrase, « Dieu est une sphère… » est un roman : reprise notamment par Pascal (ici en peinture) qui la rendit célèbre, elle proviendrait d’un ouvrage d’Aristote repris par Cicéron (ces deux sources antiques ayant disparues). Elle fut ensuite citée notamment par le théologien Alain de Lille au XIIè siècle puis Nicolas de Cues.

Par un glissement sémantique et philosophique, Bruno a remplacé Dieu par l’univers. Mais parler de l’infinité de l’univers, c’est déjà remettre en cause les dogmes fermement établis de l’époque :

  • l’aristotélisme, la doctrine tirée des œuvres d’Aristote, qui avec Ptolémée faisait référence auprès de l’Eglise, dans laquelle monde est fini
  • la théologie scolastique, qui entend prouver l’existence du Dieu biblique grâce à l’aristotélisme

Les arguments développées par Bruno sont à l’opposée totale de ces deux visions. Ce qui ne fait pas pour autant de lui un précurseur de l’athéisme ou de l’agnosticisme, bien au contraire : Bruno croit en l’infinité de Dieu, qui ne serait donc pas borné à créer un seul monde fini, comme il l’écrit dans De l’infini :

Pourquoi voudrions-nous ou devrions-nous penser que l’efficacité divine soit oisive ?

Plus, loin, il poursuit, partisan de l’existence d’habitants sur d’autres planètes que la Terre :

Il est impossible qu’un être rationnel suffisamment vigilant puisse imaginer que ces mondes innombrables, aussi magnifiques qu’est le nôtre ou encore plus magnifiques, soient dépourvus d’habitants semblables et même supérieurs.

En fait, Bruno s’oppose surtout au Dieu biblique. Dans la Genèse, la création du monde est structurée, ordonnée, et surtout elle tend vers un objectif ultime : l’homme. Bruno ne croit pas en cette idée d’un créateur, Dieu, qui façonne sa créature, l’homme. Il est plutôt partisan d’un Dieu transcendantal, présent partout et en toute chose. C’est la raison pour laquelle il réfute la structure traditionnelle du monde biblique, où la Terre imparfaite est le lieu des péchés et où le ciel est le siège de la divinité.

Bruno n’est pas moins sévère envers le Christ, messager de la parole divine sur Terre : un Dieu présent en tout et partout, sur le ciel comme sur la Terre, n’a certainement pas besoin de faire passer un message de l’un vers l’autre.

Dans un article intitulé Bruno, les mondes et l’infini, Antonella del Prete précise :

L’univers prend la place traditionnellement réservée au Christ, en devenant le produit infini, éternel et nécessaire de la puissance divine.

Encore plus fort : lorsqu’il évoque le Christ, c’est pour montrer qu’il en est l’antithèse ! Bruno, le Nolain, est lui aussi l’auteur de miracles, mais dans le domaine de la connaissance de la nature, comme il l’écrit dans un dialogue du Banquet des cendres :

[Il a] dénoué la langue des muets, qui ne savaient ni n’osaient démêler l’écheveau de leurs pensées ; il a rebouté les boiteux, incapables de parcourir en esprit le chemin inaccessible au corps vil et périssable.

Ô Bruno ! L’histoire a retenu que jamais tu n’as courbé l’échine devant la bêtise de tes adversaires. Conscient, sans doute, du fait que nous sommes bien peu de chose ici-bas, et que les dogmes sont bien dérisoires face à l’infini. Et puis ta mort, n’est-ce pas, fit de toi un éternel martyr de la science. Là-bas, sur le Campo de’ Fiori, à Rome, des flammes ont brillé quelques instants dans la nuit, puis se sont éteintes. Une autre lumière, en revanche, brillera à tout jamais : celle de ta postérité.

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