L’atome, ah, l’atome ! Ce dossier en deux parties vous présente la vision antique de l’atome, cette particule dont nous sommes tous faits, et dont la science ne démontrera l’existence expérimentalement que 2000 ans plus tard…
1 – Survivre au temps
2 – De la nature des choses
Nous ne nous rendons pas compte de notre chance. Poser les yeux sur le livre de Lucrèce, De Natura Rerum c’est déjà un miracle. Non pas que se rendre chez un libraire et se libérer de quelques pièces soit une tâche particulièrement ardue, non. Simplement, qu’il soit parvenu jusqu’à nous, jusqu’à notre époque, vestige d’un monde disparu, témoignage d’un savoir perdu, est une chance immense.
Il faudrait que quelqu’un écrive un roman dont le personnage principal serait un poème, De Natura Rerum. L’histoire serait celle d’une survie à travers le temps et à travers l’espace, depuis la plume d’un génie au Ier siècle avant Jésus-Christ jusqu’aux yeux d’un lecteur en 2015.
Le savoir que l’homme acquiert n’est pas figé à tout jamais. Comme un fleuve, il peut gonfler, creuser les terres infertiles, faire se mouvoir le monde. Et puis il peut se tarir. A l’aube du premier millénaire, le savoir de l’homme, accumulé depuis des siècles et des siècles, subit sa plus grave blessure à ce jour. A peu près 99,99% de la littérature de l’époque disparaît. Les raisons sont diverses, multiples, et encore sources de débats aujourd’hui.
De certains auteurs, il ne nous reste plus qu’une phrase, qu’un mot, qu’une anecdote, voire qu’un simple nom. Tant d’autres ont tout simplement disparu, irrémédiablement voués à l’oubli éternel. Combien de tragédies oubliées ? Combien de traités philosophiques brûlés ? Combien d’essais historiques perdus ? Combien de poèmes partis en poussière ? Les chefs d’œuvres qui nous sont parvenus laissent augurer de merveilles encore plus glorieuses, et pourtant à jamais inaccessibles…
De ces mondes que nous ne connaissons que par l’archéologie et les lettres, de ces mondes, en vérité, nous ne savons rien.
Heureusement, certains ouvrages ont survécu.
Au IXème siècle de notre ère, un moine copia le poème de Lucrèce, De Natura Rerum. Peut-être le fit-il car il sut reconnaître le génie de cette œuvre oubliée au Moyen-âge, peut-être parce qu’on le lui ordonna, personne ne le sait et ne le saura jamais. Peut-être considéra-t-il sa tâche comme sacrée en voyant le rouleau qu’il copiait se désagréger peu à peu. L’histoire, fort injuste, ne retint pas le nom de ce moine. On ne sait rien de lui à part qu’il copia Lucrèce, saluons-le déjà pour ça. Cette copie fut classée, et tomba à nouveau dans l’oubli.
Cinq siècles passèrent. Plus personne ou presque ne connaissait alors le nom de Lucrèce [i]. L’Antiquité ne rayonnait plus. Ou : ne rayonnait pas encore.
Perché sur sa mule, perdu dans les campagnes allemandes, un homme avide de savoir s’approche du monastère de Fulda, l’un des plus anciens au monde. Cet homme s’appelle Gian Francesco Poggio Bracciolini, dit Le Pogge. Avec quelques amis, il se plaît à redécouvrir les sagesses antiques. Il parcourt l’Europe à cette fin. Combien de trésors oubliés recèlent les bibliothèques poussiéreuses ! Ce jour-là, au fond du monastère, il fait ressurgir le précieux travail du moine en mettant la main sur le De Natura Rerum. Il tente de le faire sortir du monastère : cela lui est refusé. Il demande donc qu’une copie soit faite sur place, conscient du trésor qu’il vient de dénicher. Cette copie sera perdue à nouveau, mais heureusement copié par un ami de Poggio, Niccola Niccoli. Chaque livre sauvé de l’Antiquité est une aventure [ii].
Des multiples provocations du philosophe grec Diogène de Sinope, fondateur de l’école Cynique, l’une des plus fameuses concerne son apologie du cannibalisme. Si personne ne semble l’avoir jamais vu se sustenter avec de la chair humaine, il est vrai que cette idée n’entrait pas en contradiction avec le retour à la nature tant vanté par le philosophe. Mais cela illustre également une autre de ses idées.
Si on écoute la droite raison, disait-il, tout est à la fois dans tout et partout ; de fait, dans le pain il y a de la viande et dans le légume il y a du pain, les autres corps étant en toutes choses du fait que leurs masses s’interpénètrent par des pores invisibles et se réunissent sous forme de vapeur.[iii]
Tout est à la fois dans tout et partout. Ainsi, par cette courte phrase peut-on résumer l’école atomiste. Diogène se fait ici l’héritier de Leucippe et de Démocrite, fondateurs de cette école.
De la vie de Leucippe et Démocrite, presque rien ne nous est parvenu. Seule leur pensée subsiste, et elle est suffisante pour les faire grimper au sommet du génie humain.
Vers -450 avant notre ère, Leucippe quitte la ville de Milet pour Abdère. Milet, la cité de Thalès et d’Anaximandre. Milet, la ville où, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’homme se décida à utiliser sa raison pour étudier le monde, et à ne plus voir ses phénomènes comme la manifestation de la magie des Dieux. Une pensée dont nous sommes tous héritiers. Milet, berceau de la pensée rationnelle, est en proie à des bouleversements politiques lorsque Leucippe décide d’embarquer pour Abdère. Qu’à cela ne tienne, la pensée grecque est colonisatrice. Leucippe fonde en effet une école philosophique à Abdère. Démocrite fut son disciple. A eux deux, ils révolutionnèrent la physique, en fondant une école qui se basait sur une formidable intuition qui ne fut confirmée par l’observation que plus de 2000 ans plus tard. Une intuition sur la nature profonde du monde, constituée de deux choses, des atomes et du vide.
Lorsque vous divisez une chose en deux, par exemple un caillou, vous obtenez deux petits cailloux. Si vous les divisez à nouveau en deux, vous obtenez quatre cailloux, et ainsi de suite. La matière, quelle qu’elle soit, est-elle ainsi divisible à l’infini ?
La réponse, pour Leucippe, est non. Les atomes, du grec insécable, sont les pièces maîtresses de la réalité. L’atome ne peut être coupé en deux. Il n’a pas de poids, de couleur ou de saveur. L’Univers tout entier ne se compose que d’un nombre infini d’atomes agglomérés entre eux et de vide.
En s’agglomérant aléatoirement les uns les autres, les atomes constituent le monde que nous connaissons. Ils se combinent entre eux, font et défont, tissent des liens, se déplacent. De cette succession de mouvement naissent les étoiles, la Terre, la mer, les arbres, les hommes. Tout ce qui existe n’est qu’un ensemble d’atomes dont la forme, l’ordre et la position diffèrent. Voilà la réalité, disent les atomistes [iv].
Diogène peut donc prôner sans honte le cannibalisme. Car tout est en tout. Quelle différence entre la chair d’un animal sauvage et celle d’un homme ? Aucune, il ne s’agit que d’atomes assemblés différemment.
Une analogie très célèbre de Démocrite pour expliquer l’atomisme, reprise dans le poème de Lucrèce, compare les atomes aux lettres de l’alphabet. Une comédie et une tragédie ne sont-elles pas composées des mêmes lettres ? Leur sens diffère pourtant tout à fait. Ainsi donc de la réalité qui n’est que le produit d’une combinaison d’atomes.
Et ce qui importe pour les atomes identiques
C’est la combinaison qu’ils forment avec d’autres
Et les mouvements qu’ils se communiquent.
Car ceux qui forment ciel, mer, terre, fleuves, soleil
Se trouvent dans les arbres, les moissons, les animaux,
Mais unis à d’autres et mus diversement.
Oui, même dans mes vers, tu vois disséminées
De nombreuses lettres communes à bien des mots,
Pourtant les vers, les mots, il te faut l’admettre,
Diffèrent par leur sens et leur sonorité.
Tel est le pouvoir des lettres par simple transposition,
Mais les atomes disposent de pouvoirs plus nombreux
Pour créer toutes les choses dans leur diversité [v].
Comment une pensée si moderne a-t-elle pu germer aussi précocement dans l’esprit de l’homme ? A quoi est due cette formidable intuition ?
Savoir que Leucippe fut le disciple de Zénon d’Elée peut fournir un premier élément de réponse. Philosophe grec du Vème siècle avant Jésus-Christ, Zénon est surtout connu pour les paradoxes qui portent son nom, et qui prétendent démontrer l’absurdité de la divisibilité à l’infini.
Le paradoxe d’Achille et de la tortue se fonde sur une course à pied entre le célèbre héros et, donc, une tortue. Conscient de ses capacités, Achille accorde gracieusement une avance de mille mètres à la tortue. Selon Zénon, malheureusement jamais Achille ne pourra rattraper l’avance de la tortue : cette dernière gardera toujours son avance.
Pourquoi ? Car lorsqu’il aura finalement comblé les mille mètres d’avance de la tortue, celle-ci aura continué à avancer jusqu’à un point B. Et durant le temps qu’il faudra à Achille pour parvenir au point B, la tortue aura avancé jusqu’à un point C, certes très proche, mais qui demandera à nouveau à Achille un certain temps durant lequel la tortue aura avancé jusqu’à un point D, encore plus rapproché… A chaque fois qu’Achille atteint un point où se trouvait la tortue, celle-ci avance encore un peu plus loin. Jamais Achille ne pourra la rattraper.
Le paradoxe de la pierre est encore plus éloquent. Zénon se trouve à, disons, dix mètres d’un arbre, et lance une pierre vers celui-ci. La pierre n’atteindra jamais l’arbre.
Pourquoi ? Car la pierre devra d’abord parcourir la moitié de la distance qui la sépare de l’arbre, soit 5 mètres, puis à nouveau la moitié de la distance qui la sépare de l’arbre, soit 2,5 mètres, puis à nouveau la moitié de cette distance, jusqu’à atteindre des distances infinitésimales. En fait, la pierre devra toujours parcourir la moitié de la distance qui lui reste ; cela représente une infinité d’étapes à franchir, et donc jamais elle ne touchera l’arbre.
Ces paradoxes sont aujourd’hui tous résolus, mais ils illustrent bien la question de la divisibilité à l’infini. Pour Leucippe, la réponse à ces paradoxes était sans doute clair : il existe une limite inférieure à la divisibilité.
Démocrite fournit d’autres arguments en faveur de l’existence des atomes. Il imagine ainsi que l’usure d’une roue pouvait être due à la perte lente et répétée d’infimes particules invisibles à l’œil nu.
Les écrits de Démocrite, nombreux et couvrant des sujets extrêmement vastes, ont tous disparus. Au début de sa Petite Cosmologie, il écrit : « Dans cet ouvrage, je traite de tout. »
Ah combien il est frustrant de penser à ces œuvres perdues sur lesquelles jamais nous ne pourrons poser les yeux ! Mais gardons loin de nous tout désespoir : il est aussi fascinant de reconstituer la pensée d’un auteur, fragment par fragment, presque atome par atome, pourrait-on dire… Et puis, il nous reste tout de même le De Natura Rerum, et ça, ce n’est pas rien…
[i] Deux autres copies du IXème siècle existent, mais leur influence dans le monde intellectuel de l’époque est quasi nulle.
[ii] A lire sur la découverte du Pogge, Quattrocento de Stephen Greenblatt.
[iii] Diogène Laërce, VI, 73.
[iv] Précision important : l’atome antique n’est pas l’atome moderne, ou pas tout à fait. L’atome est en effet sécable : des particules plus petites existent.
[v] Lucrèce, De Natura Rerum, I, 817 – 829
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