Nous avons beau être désormais absolument certains que Mars n’est pas habitée – tout du moins pas par des formes de vie complexes – la figure traditionnelle du Martien reste ancrée dans notre imaginaire culturel. Notre plus proche voisine a en effet longtemps été l’une des principales sources d’inspiration des récits d’invasions extraterrestres de la science-fiction. Mais avant que la littérature et le cinéma ne s’emparent du sujet, la science supposa déjà la présence d’une civilisation sur la planète rouge. Cette hypothèse connut même un épisode d’une ferveur toute particulière, lorsque certains chercheurs affirmèrent avoir découvert de mystérieux canaux sur la planète rouge…
Le rouge et le noir
Avant que l’homme ne commence à explorer l’espace, rien ne pouvait indiquer que la vie n’était présente que sur la Terre. Pourquoi n’aurait-elle pas essaimé partout ailleurs ? Quelle déception : plus nous nous envolons loin, plus il faut repousser l’espoir de trouver de la vie. Nos ancêtres, qui n’avaient pour observer le ciel que leurs yeux, lunettes et télescopes, étaient plus optimistes. Au XIXème siècle, notre plus proche voisine, Mars, était souvent supposée abriter de la vie, notamment en raison de la découverte de similitudes qu’elle partage avec la Terre :
- La présence de deux pôles glacés dont la taille varie selon la saison
- La durée d’une journée, plus ou moins similaire
- L’inclinaison de son axe, également semblable à celui de la Terre
- La présence non pas d’un mais de deux satellites naturels, qui seront baptisés Phobos et Déimos
Pour le scientifique anglais William Whewell, Mars contiendrait même des océans verts et des sols rouges. Il se demande si une vie extraterrestre y est possible, et il n’est pas le seul. Dans son ouvrage La vita sul pianeta Marte (La vie sur la planète Mars), paru en 1893, le directeur de l’observatoire de Milan, Giovanni Virginio Schiaparelli, suppose notamment la présence d’une végétation. Schiaparelli, grand observateur, réalise dès 1878 une carte très détaillée de la planète rouge, profitant de son passage au plus près de la Terre. Il repère d’étonnants alignements sombres qu’il baptise canaux. Il ne va pas jusqu’à s’avancer sur une origine artificielle : pour lui, ils se forment de la même manière que des mers comme la Manche sur Terre. En été, avec la fonte des glaces des pôles martiens, les mers de Mars doivent certainement envahir ces alignements naturels. Rien de moins, donc, que de l’eau qui envahit des paysages creusés par l’évolution naturelle de la planète. Schiaparelli n’est pas le premier à réaliser une carte de Mars, mais la précision de sa représentation et surtout la présence de ces fameux canaux marque la communauté scientifique de l’époque. Tous les vingt-six mois, lorsque Mars est au plus proche de la Terre, Schiaparelli poursuit son ouvrage, et détaille de plus en plus ses cartes. Il est pour le moment le seul à distinguer ces canaux, ce qui ne manque pas d’étonner ses pairs, qui se justifient ou bien en mettant la faute sur la faiblesse de leurs instruments, ou bien en niant les travaux du chercheur italien.
En 1886, après plusieurs années de débats, les observations de Schiaparelli sont confirmées par d’autres astronomes. La frénésie des canaux de Mars est lancée.
Catégorie : amateur
En 1894, un astronome amateur, Percival Lowell, commence à cartographier Mars. Lowell dispose d’un excellent télescope, idéalement situé dans l’Arizona : il confirme non seulement la présence de tous les canaux identifiés par Schiaparelli, mais en découvre plus de quatre cent autres, qu’il consigne soigneusement sur ses cartes. Bien que non issu d’une formation académique traditionnelle, le travail de Lowell est rapidement reconnu par la communauté scientifique. Pour Lowell les canaux ne se sont pas formés naturellement, ils sont l’œuvre d’une civilisation extraterrestre. Afin d’échapper à la lente mais inéluctable aridification de leur planète, les martiens sont contraints de construire d’immenses canaux chargés d’emmener l’eau des pôles vers les régions équatoriales. Pour éviter leur disparition, ils ont convenu d’une paix universelle, et un gouvernement unique est chargé de mener à bien cette mission écologique d’importance primordiale. Cette explication sensationnaliste séduit les magazines de vulgarisation de l’époque, comme Scientific American ou Century Magazine. Les certitudes de Lowell agacent : il réplique en demandant à ce qu’on lui explique comment de telles structures peuvent être d’origine naturelle.
Lowell est un personnage particulier. Fasciné par l’hypothèse de la vie extraterrestre (après avoir lu l’ouvrage La pluralité des mondes habités de Camille Flammarion), cet ancien homme d’affaires est absolument déterminé à prouver à ses détracteurs la véracité de ses observations.
La diffusion massive des cartes de Lowell dans la presse généraliste les rendent très vite populaires : elles renforcent auprès du grand public l’image d’une planète habitée. La culture s’empare également de ce sujet porteur : H.G. Wells publie La Guerre des Mondes en 1898, le récit d’une invasion de la Terre par les martiens.
Deux ans plus tôt, Maupassant, dans sa nouvelle L’homme de Mars, évoque les canaux et les créatures les ayant creusés :
Le diamètre est presque moitié plus petit que le nôtre; sa surface n’a que les vingt-six centièmes de celle du globe; son volume est six fois et demi plus petit que celui de la Terre et la vitesse de ses deux satellites prouve qu’il pèse dix fois moins que nous. Or, monsieur, l’intensité de la pesanteur dépendant de la masse et du volume, c’est-à-dire du poids et de la distance de la surface au centre, il en résulte indubitablement sur cette planète un état de légèreté qui y rend la vie toute différente, règle d’une façon inconnue pour nous les actions mécaniques et doit y faire prédominer les espèces ailées. Oui, monsieur, l’Etre Roi sur Mars a des ailes. Il vole, passe d’un continent à l’autre, se promène, comme un esprit, autour de son univers auquel le lie cependant l’atmosphère qu’il ne peut franchir, bien que…
La foi aveugle regarde de travers
En vérité, observer la surface de Mars depuis la Terre est très compliqué, même dans d’excellentes conditions. Et il est encore plus compliqué de parvenir à conserver une vue correcte à travers un télescope. Cartographier Mars, c’est donc attendre ce fugace moment où enfin des détails parviennent à l’œil de l’observateur, puis faire fonctionner sa mémoire et se hâter de consigner cette courte observation sur le papier. Autrement dit, la probabilité d’erreur est forte.
Et cela d’autant plus que les fameuses cartes de Schiaparelli ou Lowell n’ont jamais été réalisées en une seule nuit, ou par une seule personne. Il s’agit de compilations de différentes observations étalées dans le temps et l’espace. Certaines cartes de Lowell ont ainsi été dessinées en assemblant plusieurs centaines de dessins issus de ses propres travaux ou ceux de ses collègues. Certes, elles sont impressionnantes, mais n’ont donc jamais été observées telles quelles dans le ciel. D’ailleurs, l’une des critiques émises à l’encontre de la théorie des canaux se fondait justement là-dessus : des astronomes ne parvenaient pas à confirmer ces cartes avec leur télescope pointé vers Mars.
William Pickering, associé de Lowell, l’avait d’ailleurs bien compris, comme il l’écrit en 1906 dans le Technical World Magazine :
Les cartes de Mars semblent artificielles, mais il faut se rappeler qu’elles sont composées de nombreux dessins. Tous les canaux présents sur une carte ne s’observent pas en même temps, au contraire, très peu d’entre eux sont visibles lors d’une même nuit.
Le barrage du savoir
Si la popularité de Mars n’a jamais décrue dans le grand public, en revanche l’intérêt pour sa cartographie a largement diminué au début du XXème siècle. Lowell poursuit pourtant inlassablement ses travaux avec la même vigueur, et publie même trois livres en 1909. Il parcourt les Etats-Unis et l’Europe pour y diffuser des découvertes, et se fait de plus en plus virulent envers ses détracteurs.
Une polémique lancée par Edward Maunder, un astronome anglais, explique que les cartes ne sont rien de moins qu’une série d’illusions d’optique. Le doute est semé dans l’esprit de la communauté scientifique, qui a toujours été sceptique envers la théorie des canaux. Lowell, peu ouvert à la discussion, en est peu à peu écarté. Mais il ne s’avoue pas vaincu, et publie en 1905 des photographies de la planète rouge, réalisées par son assistant Carl O. Lampland. On y distingue effectivement des marques sombres. Des canaux ? Oui, pour la British Astronomical Association, qui voit dans ces photos la confirmation des théories de Lowell.
En 1907, de nouvelles photos paraissent. Elles sont minuscules, trop sombres, ne montrent pas grand chose, tant et si bien que Lowell cherchera à les retoucher pour faire apparaître ses canaux, et les accompagnera même d’une mention à destination des lecteurs des magazines, les avertissant que leur impression sur le papier n’a fait que dégrader la qualité des détails qui y sont représentés ! Encore plus fort : il va jusqu’à sous-entendre que ceux qui ne distinguent pas les canaux ont probablement une acuité visuelle trop faible !
Evidemment, l’essor de la photographie spatiale ne joue pas en faveur des cartes de Lowell. De plus en plus, les éditeurs de livres et magazines de science préfèrent l’objectivité d’une photographie, même floue, aux cartes trop subjectives de Lowell.
L’adversaire le plus coriace de Lowell, celui qui lui portera le coup de grâce, est un astronome français, Eugène Antoniadi, ancien défenseur de la théorie des canaux dont il dessina d’ailleurs plusieurs cartes. En 1909, il observe Mars depuis le télescope de Meudon, le plus grand d’Europe à l’époque. Il confirme que les canaux ne sont qu’une illusion, formée de la myriade de détails qui forment le paysage martien. Il couche ses observations sur le papier et les envoie à Lowell, qui, une fois n’est pas coutume, les rejette. Antonioadi publie une douzaine d’articles en 1909 et 1910, qui pour la plupart réfutent les travaux de Lowell.
Antonioadi, celui qui avait salué les premières photographies de Lowell, y décelant dix-sept canaux, chausse de meilleures lunettes, voit enfin clair. L’aveugle retrouve la vue, et rend du même coup muet son ancien maître. Antonioadi et Lowell, c’est presque Brutus et César.
Discréditée dans le milieu scientifique, la théorie des canaux aura encore un temps les faveurs du public. Certains scientifiques continuèrent à évoquer les tâches sombres de Mars, y voyant ou bien des mers, ou bien de la végétation. A vrai dire, il faudra attendre l’envoi de la toute première sonde spatiale vers Mars, Mariner 4 en 1965, pour réfuter définitivement la théorie des canaux.
Is there life on Mars ?
Jusqu’à sa mort en 1916, Lowell s’est battu pour défendre ses théories. Y a-t-il vraiment cru jusqu’au bout, malgré l’évidence ? Peut-on rejeter une décennie de travaux ? Difficile à dire, mais il faut savoir que Lowell était si obsédé par la question de la vie extraterrestre qu’il décela aussi des canaux sur Mercure et Vénus… En 2003, une hypothèse suggérée par William Sheehan fait sourire : Lowell observait peut-être tout simplement les vaisseaux sanguins de son œil… Celui qui disait à ceux qui ne voyaient pas les canaux que leur vision était trop faible, affligé lui-même d’une pathologie ? Cruelle ironie…
Cette affaire des canaux est en tout cas le symbole de la fin d’une époque, et de l’éternel lutte entre l’arrivée d’une technologie naissante face au savoir-faire humain. Ici, la photographie spatiale balbutiante qui s’impose inéluctablement face au dessin.
Le discrédit de la théorie des canaux, puis sa réfutation totale ne mirent pas fin à la croyance en une vie extraterrestre sur Mars. Ah, Mars ! Elle a tellement essaimé nos récits de science-fiction qu’elle se doit d’abriter de la vie, coûte que coûte. Les premières photos prises par les sondes ne renvoient que l’image d’un monde parcouru de cratères, mais on espère encore la présence de végétaux. Les rovers ne parcourent qu’un sol stérile, mais on croit encore à la présence de micro-organismes. Et quand bien même il n’y aurait rien, absolument rien, cela n’empêche de croire qu’il y ait eu quelque chose. Découvrir des formes de vie passées sur Mars, c’est l’objectif de la future mission ExoMars, de l’agence spatiale européenne, en identifiant d’éventuels marqueurs biochimiques. Tu vois, Lowell, tu auras eu le mérite de faire rêver tes contemporains, et ton optimisme cachait peut-être même une part de vérité…
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