Histoire – Dans la Lune http://dans-la-lune.fr Vers l'infini, et au-delà ! Tue, 20 Dec 2016 18:56:26 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.6.1 7541914 Giordano Bruno – 3 – Le bûcher de l’immortalité http://dans-la-lune.fr/2016/12/20/giordano-bruno-3-bucher-de-limmortalite/ http://dans-la-lune.fr/2016/12/20/giordano-bruno-3-bucher-de-limmortalite/#respond Tue, 20 Dec 2016 18:51:36 +0000 http://dans-la-lune.fr/?p=558 Il fut une époque où oser se tourner vers le ciel pour y contempler l’infini était considéré comme un crime passible de mort… Les bourreaux de Giordano Bruno auront échoué dans leur tentative de brûler l’homme pour étouffer ses idées. Quatre siècles plus tard, la pensée de cet éternel martyr de la science infuse encore […]

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Il fut une époque où oser se tourner vers le ciel pour y contempler l’infini était considéré comme un crime passible de mort… Les bourreaux de Giordano Bruno auront échoué dans leur tentative de brûler l’homme pour étouffer ses idées. Quatre siècles plus tard, la pensée de cet éternel martyr de la science infuse encore parmi l’esprit des hommes.

1 – Éloge de l’errance
2 – Prophète de l’infini
3 – Le bûcher de l’immortalité

Retour au pays des vertes années

Petit rappel : en 1591, après des années d’errance à travers l’Europe, Giordano Bruno – dit « le Nolain » (parce qu’il est originaire de la ville de Nola) – accepte l’invitation d’un jeune noble, Giovanni Francesco Mocenigo, à se rendre en Italie, à Venise, pour lui inculquer les secrets de sa formidable science de la mémoire. L’Italie… Bruno n’a pas revu sa terre natale depuis 1578. Il sait combien elle est dangereuse, et met plusieurs mois avant de se décider. Au-delà d’un retour nostalgique, c’est sans doute l’illusion de pouvoir vivre et enseigner sans subir de persécutions dans une république vénitienne relativement libre qui lui force le pas.

En 1591, Bruno arrive donc à Venise, à l’âge de quarante-trois ans, épuisé après deux décennies d’errance.

Le Grand Canal à Venise, huile sur toile de Canaletto (1726-1727)

Le Grand Canal à Venise, huile sur toile de Canaletto (1726-1727)

Il se rend bientôt à Padoue, où il enseigne durant quelques mois à l’Université, en espérant sans doute obtenir la chaire de mathématiques. En mars 1592, il retourne à Venise, auprès de Mocenigo, pour y dispenser comme convenu sa science de la mémoire. Le 21 mai, Bruno informe Mocenigo qu’il souhaite se rendre à Francfort pour y faire imprimer des œuvres ; Mocenigo refuse et le séquestre, pensant que ce voyage n’est qu’un prétexte pour abandonner les leçons. Le 23 mai, Mocenigo dénonce Bruno à l’Inquisition, l’accusant de blasphème, et non des moindres. Il porte vingt accusions contre le philosophes, parmi lesquelles :

  • Le mépris des religions
  • La réfutation de la Trinité divine et de la transsubstantiation
  • La négation de la virginité de Marie et des punitions divines
  • La croyance dans l’éternité du monde et dans l’existence de mondes infinis
  • La pratique des arts magiques

Le soir même, Bruno est arrêté et enfermé dans les prisons de l’Inquisition vénitienne. Il se défend face à ses juges, se faisant pédagogue sur ses idées, sans jamais les renier : il confesse ainsi ne croire ni dans le géocentrisme ou l’unicité du système solaire en ce qui concerne la physique ; ni dans la Trinité ou la virginité de Marie en ce qui concerne la religion. Il nie cependant tout blasphème. Il est peut-être torturé, bien que cela ne soit pas avéré.

Comme il l’aura toujours fait durant sa vie, Bruno se défend devant l’Inquisition en se présentant comme un philosophe :

Le contenu de tous mes livres en général est philosophique et […] j’y ai toujours parlé en philosophe, suivant la lumière naturelle, sans me préoccuper de ce que la foi nous commande d’admettre.

Résistances

Le supplice d'Algieri, gravure de Jean Luyken (1685)

Le supplice d’Algieri, gravure de Jean Luyken (1685)

Devant la gravité des faits, le pape Clément VIII ordonne à l’Inquisition vénitienne que Bruno soit extradé à Rome. Quelques années plus tôt, un autre habitant de Nola fut extradé de Venise vers Rome, le luthérien Pomponio Algieri, qui fut bouilli dans une chaudière remplie d’huile, le 22 août 1556 :  il survécut quinze minutes avant de succomber. Pourtant pour Bruno, c’est une aubaine : il demande justement à parler au Pape en personne pour lui exposer ses vues. Il n’en aura pas l’occasion : il est enfermé sitôt transféré. Et pour longtemps, très longtemps. Le procès de Bruno, comme sa vie toute entière, est une longue errance, faite de suspensions, de longs moments d’interruption, de répit. Un répit pour le récit, certainement pas pour Bruno qui s’évertue à prouver son innocence. Ah ! On imagine la peine de ce philosophe, qui ne demanda jamais rien d’autre que de pouvoir étudier et enseigner en paix, obligé de débattre avec les pires des sophistes !

Un sort d’autant plus regrettable qu’il est empiré par une nouvelle dénonciation. Le cas de Giordano Bruno s’aggrave. Le frère capucin Celestino de Vérone, son codétenu à Venise, porte de graves accusations : Bruno aurait affirmé que le Christ n’est pas mort sur une croix, que tous les prophètes sont des hommes faux et menteurs ayant donc mérité leur sort, que l’Enfer n’existe pas, et tant d’autres hérésies. Plus tard, pourtant libre, Celestino de Vérone s’auto-dénoncera à l’Inquisition de Venise, sur des accusations tellement graves qu’elles furent gardées secrètes. Il mourra de la même manière et au même endroit que Bruno, sur le Campo dei Fiori à Rome, très exactement cinq mois avant le philosophe Nolain. Un autre codétenu, Francesco Graziano, de la ville d’Udine, ajoute que Bruno méprise les saintes reliques.

Bruno face à ses juges, dans la série documentaire Cosmos.

Bruno face à ses juges, dans la série documentaire Cosmos.

La déposition est envoyée à Rome : Bruno est désormais suspecté de douze nouveaux chefs d’accusation, en plus des dix premiers. Sa ligne de défense reste alors la même : en pédagogue, Bruno explique sa pensée, et nie les accusations dont il fait l’objet, qui ne sont principalement que des déformations simplistes. Érudition, rigueur, honnêteté du philosophe face à ses adversaires. En 1594, les cardinaux chargés de prononcer leur sentence décident d’examiner l’intégralité des œuvres du Nolain afin de mieux en percer le sens. Il leur faudra plus de deux ans. Errance, disions-nous.

En 1597, Bruno est à nouveau interrogé, à la suite de quoi sont émises huit censures, c’est-à-dire des contestations de ses opinions. Mais le procès est encore une fois reporté, parce que le pape Clément VIII s’absente de Rome durant près de huit mois.

Le 18 janvier 1599, finalement, la Congrégation demande à Bruno d’abjurer ces huit propositions. Il faut alors imaginer notre philosophe, reclus au fond de sa cellule, dans l’obscurité. Si son corps est enfermé, en revanche toute sa vie son esprit a conservé sa liberté. L’exil, d’abord, plutôt que la soumission. La prison, ensuite, une fois revenu au pays. Alors, faut-il abjurer, faut-il refuser de lever les yeux pour contempler les vertiges de l’infini, regarder plutôt ses pieds en courbant l’échine devant le dogme ? Bruno hésite.

Vers la postérité

Puisque l’histoire adore les duels, il faut évoquer l’adversaire de Bruno dans ce terrible procès : le cardinal Robert Bellarmin. Il serait trop simpliste de résumer l’opposition entre ces deux hommes comme un combat du savoir contre l’obscurantisme : Bellarmin est loin du stéréotype habituel de l’inquisiteur. Il converse longuement avec Bruno, cherchant à le faire revenir sur ses positions, et donc à lui sauver la vie.

Mais Bruno tergiverse :

  • Le 10 septembre, il se déclare prêt à abjurer les huit propositions
  • Le 16 septembre, il se rétracte
  • Le 21 décembre, il annonce finalement qu’il refusera toute abjuration, n’ayant rien à repentir

Le 8 février 1600, à genoux, il écoute sa sentence : la mort sur le bûcher. Il dit à ses juges :

Vous éprouvez sans doute plus de crainte à rendre cette sentence que moi à la recevoir.

Et cette phrase historique résume finalement parfaitement le combat de Bruno et son abnégation face à l’adversité. Jamais il n’aura renoncé à ses idées, contrairement à d’autres, comme le rappelle un peu sévèrement Jacques Attali, dans un article consacré au Nolain :

Un peu plus tard, Galilée, confronté à la même menace, proférée d’abord en 1616 par le même Bellarmin, puis en 1633 par son successeur, pour des thèses beaucoup moins audacieuses, se rétractera en tremblant, à genoux, marmonnant seulement entre ses dents le trop célèbre « et pourtant elle tourne », signe ultime de sa lâcheté.

Galilée devant le Saint-Office au Vatican, de Joseph-Nicolas Robert-Fleury (1847)

Galilée devant le Saint-Office au Vatican, de Joseph-Nicolas Robert-Fleury (1847)

La fin de cette histoire est si tragique qu’elle ne mérite guère plus que quelques phrases : Bruno est emmené le 17 février sur le Campo de’ Fiori, à Rome, où il meurt brûlé. Ultime geste d’insoumission, toutefois : il détourne le regard de la croix qu’on lui tend. Ses cendres sont jetées dans le Tibre, le fleuve qui traverse Rome.

L’histoire s’applique parfois à porter à la postérité ceux dont leur leurs contemporains n’ont pas voulu. Ainsi d’Erostrate, l’incendiaire du  temple d’Artémis à Éphèse, dont on n’a gardé que le seul nom, ce nom qu’il était pourtant devenu interdit de citer sous peine de mort. Et ainsi de Bruno, porté par les flammes vers l’immortalité.

Aujourd’hui, sur le Campo de’ Fiori, à Rome, une statue en bronze de Bruno encapuchonné tient un livre entre ses mains. A ses pieds, une inscription en italien précise :

A Bruno. Le siècle par lui deviné. Là où le bûcher l’a brûlé.

L'inauguration de la statue, en 1889.

L’inauguration de la statue, en 1889.

Sculptée par Ettore Ferrari, un franc-maçon italien, elle fut inaugurée en 1889. Source de nombreuses controverses, notamment de la part du Pape qui avait alors menacé de quitter Rome, elle demeura pourtant là, imperturbable. L’errance est terminée. Malgré les éternelles réticences de l’Eglise (le cardinal Poupard refusa en 2000 de réhabiliter le Nolain), Bruno est définitivement installé au firmament des savants.

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Giordano Bruno – 2 – Prophète de l’infini http://dans-la-lune.fr/2016/11/27/giordano-bruno-2-prophete-de-linfini/ http://dans-la-lune.fr/2016/11/27/giordano-bruno-2-prophete-de-linfini/#comments Sun, 27 Nov 2016 16:52:15 +0000 http://dans-la-lune.fr/?p=535 Bruno, donc, aura fui toute sa vie. C’est que les dogmes théologiques de l’époque sont cruels : nul n’a le droit de réfuter la pensée en vigueur, et surtout pas pour empiéter sur le domaine du divin. L’infini, domaine gardé, que Bruno aura merveilleusement su pénétrer… 1 – Éloge de l’errance 2 – Prophète de l’infini […]

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Bruno, donc, aura fui toute sa vie. C’est que les dogmes théologiques de l’époque sont cruels : nul n’a le droit de réfuter la pensée en vigueur, et surtout pas pour empiéter sur le domaine du divin. L’infini, domaine gardé, que Bruno aura merveilleusement su pénétrer…

1 – Éloge de l’errance
2 – Prophète de l’infini
3 – Le bûcher de l’immortalité

L’intuition de l’infini

Bruno, c’est entendu, est un esprit visionnaire. Neil de Grasse Tyson le rappelle dans l’excellente série documentaire Cosmos, en le taxant d’ailleurs à juste titre « d’authentique rebelle » :

Bruno n’était pas un scientifique. Sa vision du cosmos était une intuition, il n’avait aucune preuve. […] Bruno avait perçu l’infinie grandeur de l’espace.

L’intuition, l’expérience par la pensée, qui poussa aussi Lucrèce, Newton ou Einstein vers de sublimes éclairs de génie qui changèrent à jamais notre vision du monde. Sans lunette astronomique, sans télescope, Bruno observe l’Univers avec le plus bel outil qui soit, le plus démesuré : l’esprit humain. Ses œuvres ne contiennent aucun calcul, aucune équation, alors qu’il maîtrise pourtant les mathématiques. Il reproche d’ailleurs à Copernic son usage excessif des mathématiques, en se décrivant lui-même dans Le banquet des cendres comme :

L’homme qui a franchi les airs, traversé le ciel, parcouru les étoiles, outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des sphères […] postulées par de vains calculs mathématiques ou par une aveugle et vulgaire philosophie.

A la lueur d'une faible bougie, à la recherche de l'infini... Image tirée de la série documentaire Cosmos.

A la lueur d’une faible bougie, à la recherche de l’infini… Image tirée de la série documentaire Cosmos.

A ce sujet, dans un article de la revue Baroque, Hélène Tuzet écrit :

Ce mépris superbe de l’exactitude lui permet une hardiesse divinatoire que les spécialistes n’ont pas.

Cette hardiesse causa sa perte : pour avoir imaginé l’infini de l’Univers, Giordano Bruno fut torturé et brûlé. Car à l’époque où il vit, deux conceptions de l’univers s’opposent :

  • Celle de Ptolémée – astronome grec du Ier siècle qui résuma dans son Almageste les travaux des plus grands penseurs de son époque – qui place la Terre au centre de l’univers : le géocentrisme
  • Celle de Copernic qui, plus de mille ans après Ptolémée, améliore ce modèle en plaçant le Soleil au centre et les autres planètes autour de lui : l’héliocentrisme
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Nicolas Copernic

La thèse de Copernic va évidemment à l’encontre des dogmes religieux de l’époque, où Dieu a placé la Terre au centre du ciel. Et puis, en contemplant les objets célestes traverser le ciel d’est en ouest nuit après nuit, comment penser autrement ? Copernic attendra la fin de sa vie pour publier son œuvre majeure, Des révolutions des sphères célestes. Et effectivement, ce sera une révolution, qui ne fut toutefois pas immédiate : la plupart des astronomes et des théologiens refusent d’abord les théories avancées par Copernic.

En fait, Copernic n’est même pas le premier savant à avoir délogé la Terre de sa place centrale dans l’univers : Aristarque de Samos, déjà, au IIIème siècle avant Jésus-Christ, avançait qu’elle tournait en réalité autour du Soleil. Lucrèce, lui, au Ier siècle av. J.-C., écrivait que l’univers n’avait aucune limite. Bien plus tard, au XVème siècle, dans son œuvre De Docta Ignorantia, le cardinal et savant Nicolas de Cues supposa lui la possibilité d’un espace sans limites au sein duquel existeraient plusieurs mondes et plusieurs êtres (évidemment créés par Dieu).

Illustration du livre de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, paru en 1686.

Illustration du livre de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, paru en 1686.

Bruno est un érudit : il a évidemment lu Copernic et sans doute aussi les penseurs précurseurs de l’idée de la pluralité des mondes au sein d’un univers infini que sont Lucrèce et Nicolas de Cues. Dès la publication de son Banquet des cendres, en 1584, il adhère à l’héliocentrisme. Dédicacé à l’ambassadeur de France à Londres Michel de Castelnau, auprès duquel séjourna Bruno, Le Banquet des cendres est un dialogue philosophique entre quatre personnages. Parmi ceux-ci, Téophile, porte-parole de Bruno, appelé « le Nolain » (sa ville d’origine étant Nola, près de Naples).

Ce livre provoqua beaucoup de remous, mais il en faut plus pour arrêter Bruno, bien plus, et il repoussera encore les horizons de sa pensée cosmologique avec De l’infini, de l’univers et des mondes.

Je fends les cieux et m’érige à l’infini

Publié en 1584, De l’infini, de l’univers et des mondes clôt la trilogie dite des dialogues londoniens débutée avec Le Banquet des Cendres et poursuivie avec De la cause, du principe et de l’un. Œuvre majeure de Bruno, De l’infini est aussi la plus subversive au regard de la pensée de l’époque.

Dès le premier dialogue, Bruno – dont la pensée se diffuse toujours à travers le personnage de Téophile – se demande quelles peuvent bien être les limites d’un univers fini, et où parviendrait une flèche qui serait lancée au-delà (reprenant une image de Lucrèce). Il cite l’ouvrage Du Ciel d’Aristote pour mieux le réfuter : non, l’univers n’est pas sphérique et donc fini, un tel raisonnement est celui d’un sophiste. De toute évidence, les sens humains sont bien trop perfectibles pour étudier le ciel, ainsi que nous le démontre l’horizon qui semble être une limite physique et qui pourtant se déplace à mesure que nous nous déplaçons. Pour Bruno, l’univers n’a ni haut ni bas, ni centre ni périphérie.

« Qu'y a-t-il, alors, dans ce ciel bleu, qui existe certainement, et qui nous voile les étoiles durant le jour ? » Illustration tirée de L'atmosphère: météorologie populaire, de Camille Flammarion (1888).

« Qu’y a-t-il, alors, dans ce ciel bleu, qui existe certainement, et qui nous voile les étoiles durant le jour ? »
Illustration tirée de L’atmosphère: météorologie populaire, de Camille Flammarion (1888).

Partant de ce principe d’un univers infini, Bruno en déduit que non seulement les étoiles du ciel ne sont pas immobiles comme elles semblent l’être, mais qu’en plus elles sont dotées de planètes, invisibles car trop lointaines, et qu’elles aussi tournent autour de leur étoile, comme la Terre autour du Soleil. Se faisant pionnier du relativisme, Bruno écrit aussi que n’importe quel observateur de n’importe quel planète peut croire, par l’observation du ciel, être au centre de l’univers. A tort, explique-t-il : l’univers est infini, parler de centre de l’infini n’a évidemment aucun sens.

Il écrit :

Nous pouvons estimer qu’autour d’étoiles innombrables, tournent autant d’étoiles, autant de globes terrestres, autant de mondes similaires au nôtre.

Bruno va encore plus loin : rien n’empêche de penser que sur ces mondes vivent d’autres habitants, similaires à ceux de la Terre, peut-être même meilleurs.

Par-delà la foi, la raison

Nous avons déjà évoqué dans la première partie de ce dossier les ennuis que causèrent à Bruno sa remise en cause de la virginité de Marie ou du dogme de la Trinité. Comment se positionnait-il par rapport aux dogmes théologiques alors en vigueur ?

Evidemment, le rapport entre foi et savoir était autrement plus ténu au XVIème siècle qu’aujourd’hui. Bien que Bruno se soit toujours présenté dans ses œuvres comme un philosophe et non comme un théologien, il aborde régulièrement la question divine, cherchant les relations entre l’infinité de Dieu et l’infinité de l’univers. En ce sens, il se fait héritier d’un texte philosophique très hermétique mais à l’influence très forte, Le livre des XXIV philosophes, qui contient cette phrase devenue célèbre :

Dieu est la sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

Cette phrase, "Dieu est une sphère..." est un roman : reprise notamment par Pascal qui la rendit célèbre (ici en peinture), elle proviendrait d'un ouvrage d'Aristote repris par Cicéron (ces deux sources antiques ayant disparues). Elle fut ensuite citée notamment par le théologien Alain de Lille au XIIè siècle et Nicolas de Cues.

Cette phrase, « Dieu est une sphère… » est un roman : reprise notamment par Pascal (ici en peinture) qui la rendit célèbre, elle proviendrait d’un ouvrage d’Aristote repris par Cicéron (ces deux sources antiques ayant disparues). Elle fut ensuite citée notamment par le théologien Alain de Lille au XIIè siècle puis Nicolas de Cues.

Par un glissement sémantique et philosophique, Bruno a remplacé Dieu par l’univers. Mais parler de l’infinité de l’univers, c’est déjà remettre en cause les dogmes fermement établis de l’époque :

  • l’aristotélisme, la doctrine tirée des œuvres d’Aristote, qui avec Ptolémée faisait référence auprès de l’Eglise, dans laquelle monde est fini
  • la théologie scolastique, qui entend prouver l’existence du Dieu biblique grâce à l’aristotélisme

Les arguments développées par Bruno sont à l’opposée totale de ces deux visions. Ce qui ne fait pas pour autant de lui un précurseur de l’athéisme ou de l’agnosticisme, bien au contraire : Bruno croit en l’infinité de Dieu, qui ne serait donc pas borné à créer un seul monde fini, comme il l’écrit dans De l’infini :

Pourquoi voudrions-nous ou devrions-nous penser que l’efficacité divine soit oisive ?

Plus, loin, il poursuit, partisan de l’existence d’habitants sur d’autres planètes que la Terre :

Il est impossible qu’un être rationnel suffisamment vigilant puisse imaginer que ces mondes innombrables, aussi magnifiques qu’est le nôtre ou encore plus magnifiques, soient dépourvus d’habitants semblables et même supérieurs.

En fait, Bruno s’oppose surtout au Dieu biblique. Dans la Genèse, la création du monde est structurée, ordonnée, et surtout elle tend vers un objectif ultime : l’homme. Bruno ne croit pas en cette idée d’un créateur, Dieu, qui façonne sa créature, l’homme. Il est plutôt partisan d’un Dieu transcendantal, présent partout et en toute chose. C’est la raison pour laquelle il réfute la structure traditionnelle du monde biblique, où la Terre imparfaite est le lieu des péchés et où le ciel est le siège de la divinité.

Bruno n’est pas moins sévère envers le Christ, messager de la parole divine sur Terre : un Dieu présent en tout et partout, sur le ciel comme sur la Terre, n’a certainement pas besoin de faire passer un message de l’un vers l’autre.

Dans un article intitulé Bruno, les mondes et l’infini, Antonella del Prete précise :

L’univers prend la place traditionnellement réservée au Christ, en devenant le produit infini, éternel et nécessaire de la puissance divine.

Encore plus fort : lorsqu’il évoque le Christ, c’est pour montrer qu’il en est l’antithèse ! Bruno, le Nolain, est lui aussi l’auteur de miracles, mais dans le domaine de la connaissance de la nature, comme il l’écrit dans un dialogue du Banquet des cendres :

[Il a] dénoué la langue des muets, qui ne savaient ni n’osaient démêler l’écheveau de leurs pensées ; il a rebouté les boiteux, incapables de parcourir en esprit le chemin inaccessible au corps vil et périssable.

Ô Bruno ! L’histoire a retenu que jamais tu n’as courbé l’échine devant la bêtise de tes adversaires. Conscient, sans doute, du fait que nous sommes bien peu de chose ici-bas, et que les dogmes sont bien dérisoires face à l’infini. Et puis ta mort, n’est-ce pas, fit de toi un éternel martyr de la science. Là-bas, sur le Campo de’ Fiori, à Rome, des flammes ont brillé quelques instants dans la nuit, puis se sont éteintes. Une autre lumière, en revanche, brillera à tout jamais : celle de ta postérité.

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Giordano Bruno – 1 – Éloge de l’errance http://dans-la-lune.fr/2016/10/26/giordano-bruno-1-eloge-de-lerrance/ http://dans-la-lune.fr/2016/10/26/giordano-bruno-1-eloge-de-lerrance/#comments Wed, 26 Oct 2016 17:24:22 +0000 http://dans-la-lune.fr/?p=514 La vie de Giordano Bruno ne fut qu’une longue fuite face à ses détracteurs. Une fuite physique, mais pas intellectuelle : jamais cet immense précurseur de la pensée scientifique moderne ne renia ses idées, ce qui causa d’ailleurs sa perte sur le bûcher. Bruno, figure absolue du martyr, condamné pour avoir, toute sa vie, défendu […]

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La vie de Giordano Bruno ne fut qu’une longue fuite face à ses détracteurs. Une fuite physique, mais pas intellectuelle : jamais cet immense précurseur de la pensée scientifique moderne ne renia ses idées, ce qui causa d’ailleurs sa perte sur le bûcher. Bruno, figure absolue du martyr, condamné pour avoir, toute sa vie, défendu le droit de se tourner vers l’infini.

1 – Éloge de l’errance
2 – Prophète de l’infini
3 – Le bûcher de l’immortalité

Les peines de la soumission, sans les plaisirs de l’exil

Giordano Bruno se surnomme lui même « le Nolain », du nom de cette ville proche de Naples, Nola, où il est né en 1548. Son nom de baptême est Filippo Bruno, en l’honneur de l’héritier au trône d’Espagne Philippe II – le royaume de Naples relève alors de la souveraineté espagnole.

Près du monstre volcanique, un géant s'éveille...

Près du monstre volcanique, un géant s’éveille…

Bruno est issu d’une famille modeste, mais grandit dans un environnement agréable, comme il le rappellera plus tard dans son De immenso : sa maison est entourée du Mont Cicala, des ruines d’un château, d’oliviers et bien sûr, du Vésuve. Au-delà de cette montagne, pense alors Filippo, il n’y a plus rien. Il l’explore et voit qu’il en va tout autrement : il apprend ainsi qu’il ne faut pas baser ses opinions sur le seul jugement des sens, et qu’au-delà de toute limite apparente, se cache toujours quelque chose.

Il restera dans la région jusqu’à vingt-huit ans, d’abord au sein de l’Université de Naples, où il apprendra notamment l’art de la mémoire, la mnémotechnique, puis dans le couvent dominicain des Frères Prêcheurs de San Dominico Maggiore, à partir de 1565. Comme l’impose la règle dominicaine, il prend le nom de Giordano, peut-être en l’honneur de Jourdain de Saxe, religieux allemand du XIIIème siècle, ou du frère Giordano Crispo, son professeur de métaphysique.

Trois ans après son ordination de prêtrise, en 1576, il est accusé d’hérésie pour avoir critiqué la virginité de Marie et le dogme de la Trinité. C’est donc le début d’une longue errance à travers l’Europe : en Italie, puis en Savoie, en France, en Angleterre, en France à nouveau, puis en Allemagne, en Suisse, et en Italie, pour que son esprit trop attiré par les vertiges cosmologiques puisse enfin être passé par les flammes. Citoyen du monde, certes, mais point de gaieté de cœur : Bruno se plaint de ces fuites éternelles : il a connu les peines de la soumission, sans les plaisirs de l’exil[1]

La longue marche

La chasse que mènent les obscurantistes de l’époque contre la pensée subversive de Bruno le condamne à la mort ou à l’errance. Il choisira cette dernière option, et ne se départira jamais de sa liberté, poussant toujours plus loin ses réflexions philosophiques et cosmologiques. Revenons donc sur ces voyages.

La fameuse statue de Bruno, érigée à l'endroit même où il fut brûlé, à Rome.

La fameuse statue de Bruno, érigée à l’endroit même où il fut brûlé, à Rome.

Bruno se rend d’abord à Rome, au couvent dominicain de la Basilique de la Minerve. Il est accusé peu après d’homicide, et en outre on retrouve des livres annotées d’Erasme (dont les œuvres ont été interdites par le pape Paul IV en 1559) parmi ses affaires au couvent napolitain. Bruno fuit pour Savone, puis Turin, Venise, Padoue et Brescia, où il est suspecté de sorcellerie.

Il se rend à Genève, mais il se brouille avec la hiérarchie protestante après avoir dénoncé l’incompétence d’un enseignant de philosophie, Antoine de la Faye. Il traite par ailleurs les pasteurs calvinistes de « pédagogues », autrement dit de professeurs pour enfants, ce qui est une insulte dans sa bouche. Il est arrêté pour diffamation, et doit quitter Genève.

Henri III régna en France de 1574 à 1589.

Henri III régna en France de 1574 à 1589.

Il gagne donc la France en 1578, d’abord à Lyon, puis à Toulouse. Il est loué pour la qualité de son enseignement, et surtout pour ses incroyables compétences mnémotechniques : Bruno est un maître en la matière, et publiera durant toute sa vie des œuvres sur le sujet. Mais la crainte de la reprise des hostilités entre catholiques et protestants à Toulouse l’inquiète ; qu’à cela ne tienne, il monte à Paris, où il se fait rapidement remarquer par le roi Henri III suite au succès de ses leçons sur Thomas d’Aquin (par ailleurs sujet de sa thèse), comme il l’expliquera plus tard aux inquisiteurs :

J’acquis une telle renommée que le roi Henri III me fit un jour appeler, cherchant à savoir si la mémoire que j’avais était naturelle ou bien magique ; je lui donnais satisfaction, et avec ce que je lui dis et fis essayer, il reconnut que ce n’était pas de la magie mais bien de la science. Après cela je fis imprimer un livre sur le sujet, De Umbris Idearum, que je dédicaçai à Sa Majesté, qui en cette occasion me fit lecteur extraordinaire et provisionné.

C’est le début d’une période calme pour Bruno, peut-être la seule de toute sa vie adulte : il passera cinq années sous la protection du roi. A l’abri du pouvoir, ses œuvres se font légèrement moins subversives, mais ce n’est que provisoire : bientôt, il doit partir pour Londres, sans que la raison soit clairement identifiée – certaines hypothèses parlent d’une mission secrète pour le compte du roi ou bien d’une dénonciation de ses enseignements hors-normes. Toujours est-il qu’il demeure auprès de l’ambassadeur de France. Il publiera là-bas six œuvres majeures, dont trois qui en la seule année 1584 font état de ses réflexions sur l’Univers :

  • Le Banquet des cendres
  • Cause, principe et unité
  • L’Univers, l’infini et les mondes

Remettant en cause la cosmologie aristotélicienne selon laquelle la Terre est immobile au centre de l’Univers, Giordano Bruno défend l’héliocentrisme de Copernic, qu’il a lu : les planètes tournent non seulement sur elles-mêmes, mais également autour du Soleil. Mais Bruno ne s’arrête pas là : dans la lignée de Lucrèce, il est partisan de la théorie de la pluralité des mondes au sein d’un Univers infini.

Bruno s'envole vers l'infini, dans la série documentaire Cosmos.

Bruno s’envole vers l’infini, dans la série documentaire Cosmos.

Dans L’Univers, l’infini et les mondes, titre qui résume à lui seul la pensée qui y est développé, Bruno écrit :

Il est donc d’innombrables soleils et un nombre infini de terres tournant autour de ces soleils, à l’instar des sept “terres” [les sept planètes alors connues] que nous voyons tourner autour du Soleil qui nous est proche.

Voyage au bout de la nuit

Evidemment, ces livres ne seront pas sans causer quelques remous. D’autant plus que Bruno défend ses idées durant quelques conférences à l’université d’Oxford, peu ouverte à ce type de théories. George Abbott, archevêque de Canterbury, écrira en 1604 sur Bruno dont il assista à certains de ses cours :

Ce petit homme italien […] entreprit la tentative, parmi tant d’autres choses, de remettre sur pied l’opinion de Copernic selon laquelle la terre tourne et les cieux sont immobiles, alors qu’en réalité c’était sa propre tête qui tournait et son cerveau qui ne pouvait rester immobile.

La situation devient difficile. Les ombres, à nouveau, s’avancent, et le voile de l’obscurité cherche à recouvrir la douce lumière de la sagesse. Bruno n’a pas d’autre choix que de fuir. Encore, toujours, inlassablement. Ne pouvait-il donc pas se taire, se concentrer sur la mnémotechnique au détriment de la cosmologie ? Que cherchait-il donc, à s’appauvrir ainsi progressivement, à rejeter par le voyage incessant sa volonté de devenir enseignant ? Peut-être est-ce cela, finalement, la vraie liberté : le sacrifice au nom de la pensée.

Portrait de Bruno publié en en 1824, d'après un portrait de 1715, lui-même reproduction d'un portrait supposément réalisé en 1578 et aujourd'hui perdu.

Portrait de Bruno publié en en 1824, d’après un portrait de 1715, lui-même reproduction d’un portrait supposément réalisé en 1578 et aujourd’hui perdu.

Ses leçons à Oxford sont interrompues, officiellement pour une accusation de plagiat. Bruno retourne à Paris en 1585, mais n’est plus le bienvenu suite à un débat qu’il organise contre plusieurs erreurs d’Aristote, débat qui tourne en sa défaveur – il sera surnommé Giordano Bruto, « Giordano mauvais » en italien. Le voilà donc arrivé à Wittenberg, en Allemagne, où il devient professeur durant deux ans. Mais les théories aristotéliciennes prennent bientôt le pas dans les universités sur les doctrines du philosophe calviniste Pierre de la Ramée, grand humaniste français. Wittenberg n’est pas épargné : Bruno rejoint Prague en 1588, où il restera six mois, puis Francfort.

Comme le rappelle Jacques Attali dans un papier consacré à Bruno :

Le supérieur d’un couvent des carmes qui l’héberge, quand il n’a pas où dormir, le décrit comme « un homme universel mais qui n’avait point de religion, (…) occupé la plupart de son temps à écrire, à créer des chimères et à se perdre à de nouvelles rêvasseries.

Il publiera notamment De minimo, dans lequel il développe ses réflexions sur l’infiniment petit et distingue trois types de minimum :

  • le minimum physique, soit l’atome, dans la lignée des philosophes atomistes
  • le minimum géométrique, le point
  • le minimum philosophique, la monade, à la base de la métaphysique

En 1591, Bruno accepte l’invitation qui lui est envoyée par un noble et théologien passionnés d’alchimie à se rendre en Suisse : il enseigne la philosophie durant cinq mois à Zurich. Il retourne à Francfort en juillet pour y publier son dernier livre, De imaginum, signorum et idearum compositione. Deux libraires italiens revenus de Venise lui apportent alors une lettre l’invitant à se rendre dans la cité italienne pour enseigner à un jeune noble vénitien, Giovanni Francesco Mocenigo, les secrets de la mémoire. Bruno hésite : l’Italie est dangereuse. Il mettra plusieurs mois pour accepter la proposition qui lui est faite.

Ô Bruno ! Tes sublimes intuitions cosmologiques, peut-être, t’ont éloigné un temps de la réalité. Car retourner en Italie, c’était à coup sûr se rapprocher de l’obscurité, du danger, des flammes. Tes errances géographiques était terminées ; tes errances judiciaires allaient pouvoir commencer – quant à tes fulgurances, elles resteraient à jamais immortalisées.


[1]  Pour reprendre les mots de Guy Debord : « J’ai donc eu les plaisirs de l’exil, comme d’autres ont les peines de la soumission »

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Aristarque de Samos et les horizons de l’humanité http://dans-la-lune.fr/2016/06/28/aristarque-de-samos-galilee-de-lantiquite/ http://dans-la-lune.fr/2016/06/28/aristarque-de-samos-galilee-de-lantiquite/#respond Tue, 28 Jun 2016 09:41:44 +0000 http://dans-la-lune.fr/?p=420 «E pur si muove ! » – « Et pourtant elle tourne » aurait murmuré Galilée lors de son procès devant l’Inquisition, résigné devant les juges mais accroché à ses idées. « Et pourtant elle tourne » a du penser Aristarque, petit face à son temps, grand face à l’histoire. Les horizons cosmologiques Le travail des siècles est […]

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«E pur si muove ! » – « Et pourtant elle tourne » aurait murmuré Galilée lors de son procès devant l’Inquisition, résigné devant les juges mais accroché à ses idées. « Et pourtant elle tourne » a du penser Aristarque, petit face à son temps, grand face à l’histoire.

Les horizons cosmologiques

Le travail des siècles est cruel : il fait écrouler des statues, brûler des villes, abattre des temples et disparaître des livres. Il faut alors se contenter de fragments épars, louer leur survie et pleurer tout le reste à jamais disparu. Prenez par exemple la littérature antique. Dans le meilleur et le plus rare des cas, il nous reste quelques livres conservés intégralement de certains auteurs. Et puis nous avons tous ces fragments incomplets arrachés à des chefs-d’œuvre. Encore pire : des noms de livres issus de bibliographies d’auteur, dont il ne reste rien. Voire un simple nom d’auteur, attaché à une école philosophique, dont la vie et les idées ont été perdues dans le gouffre du temps qui passe.

Quand la personne s’efface devant l’idée : d’Aristarque, la mémoire de l’humanité a conservé le nom et les idées ; en revanche de sa vie nous ne savons presque rien. N’est-ce pas là, finalement, l’essentiel pour un savant digne de ce nom, qui doit refuser l’égocentrisme ? Aristarque aurait en tout cas sans doute apprécié : si le monde antique ne tournait pas autour de lui (puisque ses idées polémiques ont longtemps été oubliées) – lui a découvert que le Soleil ne tournait pas autour de la Terre. Il a décroché notre planète de sa place centrale dans l’Univers. Il fait partie de ces quelques grands esprits ayant réussi à repousser nos horizons cosmologiques, entraînant du même coup une réduction – forcément douloureuse – de la place de l’homme au sein du cosmos :

  • La terre est une planète comme une autre…
  • Dans un Système Solaire comme un autre…
  • Dans une galaxie comme une autre…
  • Et, qui sait, dans un univers comme un autre, comme le suggère la théorie du multivers ?

multivers

Petite vie d’un grand penseur

Aristarque est né vers le début du IIIe siècle av. Jésus-Christ. Il fut élève de Straton de Lampsaque, philosophe aristotélicien (c’est-à-dire partisan de la pensée d’Aristote) qui dirigea le Lycée d’Athènes, l’école philosophique fondée par Aristote. Seul un traité d’Aristarque nous est parvenu : Sur les grandeurs et les distances du Soleil et de la Lune. Il meurt vers 230 av. J.-C. Et c’est tout ou presque. Cela dit, il suffit de savoir qu’il a un jour levé les yeux vers le ciel et en a tiré une idée révolutionnaire, le reste est superflu.

Des statues n'ont pas été construites à sa gloire : il existe peu de représentations d'Aristarque.

Des statues n’ont pas été construites à sa gloire : il existe peu de représentations d’Aristarque.

Si Sur les grandeurs et les distances du Soleil et de la Lune n’évoque pas l’héliocentrisme, il demeure pourtant remarquable par l’ingéniosité et la rigueur dont fait preuve Aristarque. C’est en ce sens un exemple parfait du génie des grecs anciens : c’est par l’observation, le calcul et l’intuition qu’Aristarque parvient à un résultat. Celui-ci est certes imparfait et imprécis, mais il ne demande qu’à être amélioré grâce à des techniques et des instruments toujours plus perfectionnés. Rigueur, méthode : Aristarque est un scientifique. Comme le titre de son traité l’indique, il calcule les diamètres de la Lune, du Soleil, ainsi que les distances entre la Terre et la Lune et entre la Terre et le Soleil.

A l’aune de ces résultats, il élabore une théorie autrement plus ambitieuse et plus controversée : puisque la Terre et la Lune sont plus petites que le Soleil, il semble logique que ce dernier soit au centre de l’Univers, et que la Terre tourne autour.

Le traité dont est tirée cette idée à disparu ; c’est Archimède qui, dans la préface de son Arénaire, y fait référence :

Il [Aristarque] commence en fait avec l’hypothèse que les étoiles fixes et le Soleil sont immobiles. Quant à la Terre, elle se déplace autour du Soleil sur la circonférence d’un cercle ayant son centre dans le Soleil.

L’héliocentrisme, en opposition au géocentrisme (où la Terre est au centre de l’Univers) est né. Et si Aristarque la mit au monde, en revanche des embryons avaient déjà germés auparavant :

  • Certains Pythagoriciens comme Philolaos de Crotone, au Ve siècle av. J.-C., avaient déjà délogé la Terre du centre de l’Univers pour y placer un grand feu nommé Hestia (Hestia étant la fille de Cronos et de Rhéa dans la mythologie grecque). Ce feu étant invisible depuis la Terre et n’étant donc pas le Soleil qui, lui, tournait autour de la Terre?
  • Héraclide du Pont, vers 340 av. J.-C., proposa une hypothèse héliocentrique qui ne concerne que Vénus et Mercure : la Terre gardait là aussi sa place centrale.

En poussant l’idée plus loin, peut-être trop loin pour l’époque, Aristarque se discrédite. En fait, le seul penseur connu de l’Antiquité dont le nom nous est resté et qui ait été favorable à ses travaux est Séleucos de Séleucie, qui vécut environ un siècle après lui.

Le géocentrisme de Ptolémée, qui place la Terre au centre de l'Univers, restera en vigueur jusqu'au XVIème siècle.

Le géocentrisme de Ptolémée, qui place la Terre au centre de l’Univers, restera en vigueur jusqu’au XVIème siècle.

Seul contre tous

Pourquoi une telle opposition des penseurs de l’époque ? Une des seules sources historiques à disposition, tirée du traitée De la face qui paraît sur la Lune de Plutarque, décrit l’opposition entre Cléanthe et Aristarque :

Cléanthe le Samien voulait que les Grecs en accusassent Aristarque, pour avoir, disait-il, troublé le repos de Vesta et des dieux lares, protecteurs de l’univers, lorsqu’en raisonnant d’après les apparences, il supposait que le ciel était immobile, que la terre faisait une révolution oblique le long du zodiaque, et qu’outre cela elle tournait sur son axe.

Le motif d’impiété peut sembler étrange en Grèce, pays d’ordinaire associé à l’éveil de la raison. Pourtant, il ne faut pas oublier que Socrate et Anaxagore furent tous deux condamnés pour le même motif, et que Socrate en mourut. En fait, Aristarque échappe à toute condamnation, mais ses idées tombent rapidement dans l’oubli. L’homme vit, les idées meurent : Aristarque aurait peut-être préféré le contraire.

Le méchant Cléanthe.

Le méchant Cléanthe.

Philosophe stoïcien, Cléanthe va jusqu’à consacrer un traité à son adversaire, sobrement intitulé Contre Aristarque. Ce duel n’est pas à proprement parler celui de la physique contre l’éthique, ou de la science contre la religion. S’il est vrai que l’hypothèse géocentrique est fondamentale pour les stoïciens, et que Cléanthe n’a aucune formation scientifique ; en revanche toujours selon Plutarque il est l’auteur de divers traités sur les astres, et a pour principal rival Ariston de Chios, pour qui l’étude du cosmos est inutile car inaccessible aux capacités humaines trop limitées. En fait, Cléanthe, sans se l’avouer, est au moins d’accord avec Aristarque sur une chose : la place centrale du Soleil. D’un point de vue spatial chez Aristarque, et d’un point de vue symbolique chez Cléanthe – en régissant les journées et les saisons. Ce qui fait dire à Thomas Bénatouïl, dans son article Cléanthe contre Aristarque – Stoïcisme et astronomie à l’époque hellénistique :

Le Contre Aristarque était peut-être moins l’œuvre d’un défenseur réactionnaire de la cosmologie traditionnelle, que celle d’un réformateur dénonçant un révolutionnaire pour ne pas être confondu avec lui. La mise en avant du soleil comme point de référence du monde est à la fois le point commun et le principe de divergence des deux doctrines.

Voilà pour l’impiété. Restent pour autant d’autres arguments, d’ordre cette fois-ci purement physique, qui empêcheront l’héliocentrisme d’être sérieusement envisagé durant l’Antiquité. Si la Terre est mobile, pourquoi n’observons-nous pas des déformations sur les constellations ? Les Grecs ignoraient alors que les étoiles les plus proches étaient situées à plusieurs années-lumière de distance de la Terre…  De même, si la Terre est mobile, pourquoi les objets et les hommes ne s’envolent-ils pas, emportés par cette force ? Des arguments plutôt logiques, que les avancées scientifiques mettront à bas plusieurs siècles plus tard.

Aristarque de Samos, IIIe siècle av. J.-C, place le Soleil au centre de son référentiel. Copernic fera de même au XVIe siècle. Soit dix-huit siècles plus tard. Dix-huit siècles d’avance sur le reste de l’humanité.

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Les canaux martiens http://dans-la-lune.fr/2016/05/07/les-canaux-martiens/ http://dans-la-lune.fr/2016/05/07/les-canaux-martiens/#respond Sat, 07 May 2016 18:19:35 +0000 http://dans-la-lune.fr/?p=380 Nous avons beau être désormais absolument certains que Mars n’est pas habitée – tout du moins pas par des formes de vie complexes – la figure traditionnelle du Martien reste ancrée dans notre imaginaire culturel. Notre plus proche voisine a en effet longtemps été l’une des principales sources d’inspiration des récits d’invasions extraterrestres de la […]

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Nous avons beau être désormais absolument certains que Mars n’est pas habitée – tout du moins pas par des formes de vie complexes – la figure traditionnelle du Martien reste ancrée dans notre imaginaire culturel. Notre plus proche voisine a en effet longtemps été l’une des principales sources d’inspiration des récits d’invasions extraterrestres de la science-fiction. Mais avant que la littérature et le cinéma ne s’emparent du sujet, la science supposa déjà la présence d’une civilisation sur la planète rouge. Cette hypothèse connut même un épisode d’une ferveur toute particulière, lorsque certains chercheurs affirmèrent avoir découvert de mystérieux canaux sur la planète rouge…

Le rouge et le noir

Avant que l’homme ne commence à explorer l’espace, rien ne pouvait indiquer que la vie n’était présente que sur la Terre. Pourquoi n’aurait-elle pas essaimé partout ailleurs ? Quelle déception : plus nous nous envolons loin, plus il faut repousser l’espoir de trouver de la vie. Nos ancêtres, qui n’avaient pour observer le ciel que leurs yeux, lunettes et télescopes, étaient plus optimistes. Au XIXème siècle, notre plus proche voisine, Mars, était souvent supposée abriter de la vie, notamment en raison de la découverte de similitudes qu’elle partage avec la Terre :

  • La présence de deux pôles glacés dont la taille varie selon la saison
  • La durée d’une journée, plus ou moins similaire
  • L’inclinaison de son axe, également semblable à celui de la Terre
  • La présence non pas d’un mais de deux satellites naturels, qui seront baptisés Phobos et Déimos

Pour le scientifique anglais William Whewell, Mars contiendrait même des océans verts et des sols rouges. Il se demande si une vie extraterrestre y est possible, et il n’est pas le seul. Dans son ouvrage La vita sul pianeta Marte (La vie sur la planète Mars), paru en 1893, le directeur de l’observatoire de Milan, Giovanni Virginio Schiaparelli, suppose notamment la présence d’une végétation. Schiaparelli, grand observateur, réalise dès 1878 une carte très détaillée de la planète rouge, profitant de son passage au plus près de la Terre. Il repère d’étonnants alignements sombres qu’il baptise canaux. Il ne va pas jusqu’à s’avancer sur une origine artificielle : pour lui, ils se forment de la même manière que des mers comme la Manche sur Terre. En été, avec la fonte des glaces des pôles martiens, les mers de Mars doivent certainement envahir ces alignements naturels. Rien de moins, donc, que de l’eau qui envahit des paysages creusés par l’évolution naturelle de la planète. Schiaparelli n’est pas le premier à réaliser une carte de Mars, mais la précision de sa représentation et surtout la présence de ces fameux canaux marque la communauté scientifique de l’époque. Tous les vingt-six mois, lorsque Mars est au plus proche de la Terre,  Schiaparelli poursuit son ouvrage, et détaille de plus en plus ses cartes. Il est pour le moment le seul à distinguer ces canaux, ce qui ne manque pas d’étonner ses pairs, qui se justifient ou bien en mettant la faute sur la faiblesse de leurs instruments, ou bien en niant les travaux du chercheur italien.

Une carte de Schiaparelli. Certains noms indiqués sur cette carte sont toujours utilisés aujourd'hui !

Une carte de Schiaparelli. Certains noms indiqués sur cette carte sont toujours utilisés aujourd’hui !

En 1886, après plusieurs années de débats, les observations de Schiaparelli sont confirmées par d’autres astronomes. La frénésie des canaux de Mars est lancée.

Catégorie : amateur

Percival Lowell. Peut-on avoir tort avec une telle classe ? Il semblerait que oui.

Percival Lowell. Peut-on avoir tort avec une telle classe ? Il semblerait que oui.

En 1894, un astronome amateur, Percival Lowell, commence à cartographier Mars. Lowell dispose d’un excellent télescope, idéalement situé dans l’Arizona : il confirme non seulement la présence de tous les canaux identifiés par Schiaparelli, mais en découvre plus de quatre cent autres, qu’il consigne soigneusement sur ses cartes. Bien que non issu d’une formation académique traditionnelle, le travail de Lowell est rapidement reconnu par la communauté scientifique. Pour Lowell les canaux ne se sont pas formés naturellement, ils sont l’œuvre d’une civilisation extraterrestre. Afin d’échapper à la lente mais inéluctable aridification de leur planète, les martiens sont contraints de construire d’immenses canaux chargés d’emmener l’eau des pôles vers les régions équatoriales. Pour éviter leur disparition, ils ont convenu d’une paix universelle, et un gouvernement unique est chargé de mener à bien cette mission écologique d’importance primordiale. Cette explication sensationnaliste séduit les magazines de vulgarisation de l’époque, comme Scientific American ou Century Magazine. Les certitudes de Lowell agacent : il réplique en demandant à ce qu’on lui explique comment de telles structures peuvent être d’origine naturelle.

"Il y a de la vie sur la planète Mars." Ben voyons !

« Il y a de la vie sur la planète Mars. »
Ben voyons !

Lowell est un personnage particulier. Fasciné par l’hypothèse de la vie extraterrestre (après avoir lu l’ouvrage La pluralité des mondes habités de Camille Flammarion), cet ancien homme d’affaires est absolument déterminé à prouver à ses détracteurs la véracité de ses observations.

La diffusion massive des cartes de Lowell dans la presse généraliste les rendent très vite populaires : elles renforcent auprès du grand public l’image d’une planète habitée. La culture s’empare également de ce sujet porteur : H.G. Wells publie La Guerre des Mondes en 1898, le récit d’une invasion de la Terre par les martiens.

Deux ans plus tôt, Maupassant, dans sa nouvelle L’homme de Mars, évoque les canaux et les créatures les ayant creusés :

Le diamètre est presque moitié plus petit que le nôtre; sa surface n’a que les vingt-six centièmes de celle du globe; son volume est six fois et demi plus petit que celui de la Terre et la vitesse de ses deux satellites prouve qu’il pèse dix fois moins que nous. Or, monsieur, l’intensité de la pesanteur dépendant de la masse et du volume, c’est-à-dire du poids et de la distance de la surface au centre, il en résulte indubitablement sur cette planète un état de légèreté qui y rend la vie toute différente, règle d’une façon inconnue pour nous les actions mécaniques et doit y faire prédominer les espèces ailées. Oui, monsieur, l’Etre Roi sur Mars a des ailes. Il vole, passe d’un continent à l’autre, se promène, comme un esprit, autour de son univers auquel le lie cependant l’atmosphère qu’il ne peut franchir, bien que…

La foi aveugle regarde de travers

En vérité, observer la surface de Mars depuis la Terre est très compliqué, même dans d’excellentes conditions. Et il est encore plus compliqué de parvenir à conserver une vue correcte à travers un télescope. Cartographier Mars, c’est donc attendre ce fugace moment où enfin des détails parviennent à l’œil de l’observateur, puis faire fonctionner sa mémoire et se hâter de consigner cette courte observation sur le papier. Autrement dit, la probabilité d’erreur est forte.

Et cela d’autant plus que les fameuses cartes de Schiaparelli ou Lowell n’ont jamais été réalisées en une seule nuit, ou par une seule personne. Il s’agit de compilations de différentes observations étalées dans le temps et l’espace. Certaines cartes de Lowell ont ainsi été dessinées en assemblant plusieurs centaines de dessins issus de ses propres travaux ou ceux de ses collègues. Certes, elles sont impressionnantes, mais n’ont donc jamais été observées telles quelles dans le ciel. D’ailleurs, l’une des critiques émises à l’encontre de la théorie des canaux se fondait justement là-dessus : des astronomes ne parvenaient pas à confirmer ces cartes avec leur télescope pointé vers Mars.

Une carte de Lowell.

Une carte de Lowell.

William Pickering, associé de Lowell, l’avait d’ailleurs bien compris, comme il l’écrit en 1906 dans le Technical World Magazine :

Les cartes de Mars semblent artificielles, mais il faut se rappeler qu’elles sont composées de nombreux dessins. Tous les canaux présents sur une carte ne s’observent pas en même temps, au contraire, très peu d’entre eux sont visibles lors d’une même nuit.

Le barrage du savoir

Si la popularité de Mars n’a jamais décrue dans le grand public, en revanche l’intérêt pour sa cartographie a largement diminué au début du XXème siècle. Lowell poursuit pourtant inlassablement ses travaux avec la même vigueur, et publie même trois livres en 1909. Il parcourt les Etats-Unis et l’Europe pour y diffuser des découvertes, et se fait de plus en plus virulent envers ses détracteurs.

Une polémique lancée par Edward Maunder, un astronome anglais, explique que les cartes ne sont rien de moins qu’une série d’illusions d’optique. Le doute est semé dans l’esprit de la communauté scientifique, qui a toujours été sceptique envers la théorie des canaux. Lowell, peu ouvert à la discussion, en est peu à peu écarté. Mais il ne s’avoue pas vaincu, et publie en 1905 des photographies de la planète rouge, réalisées par son assistant Carl O. Lampland. On y distingue effectivement des marques sombres. Des canaux ? Oui, pour la British Astronomical Association, qui voit dans ces photos la confirmation des théories de Lowell.

Jeu : sauras-tu distinguer les fameux canaux sur les photos de

Jeu : sauras-tu distinguer les fameux canaux sur les photos de Lampland ?

En 1907, de nouvelles photos paraissent. Elles sont minuscules, trop sombres, ne montrent pas grand  chose, tant et si bien que Lowell cherchera à les retoucher pour faire apparaître ses canaux, et les accompagnera même d’une mention à destination des lecteurs des magazines, les avertissant que leur impression sur le papier n’a fait que dégrader la qualité des détails qui y sont représentés ! Encore plus fort : il va jusqu’à sous-entendre que ceux qui ne distinguent pas les canaux ont probablement une acuité visuelle trop faible !

Evidemment, l’essor de la photographie spatiale ne joue pas en faveur des cartes de Lowell. De plus en plus, les éditeurs de livres et magazines de science préfèrent l’objectivité d’une photographie, même floue, aux cartes trop subjectives de Lowell.

L’adversaire le plus coriace de Lowell, celui qui lui portera le coup de grâce, est un astronome français, Eugène Antoniadi, ancien défenseur de la théorie des canaux dont il dessina d’ailleurs plusieurs cartes. En 1909, il observe Mars depuis le télescope de Meudon, le plus grand d’Europe à l’époque. Il confirme que les canaux ne sont qu’une illusion, formée de la myriade de détails qui forment le paysage martien. Il couche ses observations sur le papier et les envoie à Lowell, qui, une fois n’est pas coutume, les rejette. Antonioadi publie une douzaine d’articles en 1909 et 1910, qui pour la plupart réfutent les travaux de Lowell.

Voici le genre de photos obtenues aujourd'hui par des sondes comme Mars Reconnaissance Orbiter, en orbite autour de Mars.

Voici le genre de photos obtenues aujourd’hui par des sondes comme Mars Reconnaissance Orbiter, en orbite autour de Mars.

Antonioadi, celui qui avait salué les premières photographies de Lowell, y décelant dix-sept canaux, chausse de meilleures lunettes, voit enfin clair. L’aveugle retrouve la vue, et rend du même coup muet son ancien maître. Antonioadi et Lowell, c’est presque Brutus et César.

La première photo de Mars par la sonde Mariner 4.

La première photo de Mars par la sonde Mariner 4.

Discréditée dans le milieu scientifique, la théorie des canaux aura encore un temps les faveurs du public. Certains scientifiques continuèrent à évoquer les tâches sombres de Mars, y voyant ou bien des mers, ou bien de la végétation. A vrai dire, il faudra attendre l’envoi de la toute première sonde spatiale vers Mars, Mariner 4 en 1965, pour réfuter définitivement la théorie des canaux.

 

Is there life on Mars ?

Jusqu’à sa mort en 1916, Lowell s’est battu pour défendre ses théories. Y a-t-il vraiment cru jusqu’au bout, malgré l’évidence ? Peut-on rejeter une décennie de travaux ? Difficile à dire, mais il faut savoir que Lowell était si obsédé par la question de la vie extraterrestre qu’il décela aussi des canaux sur Mercure et Vénus… En 2003, une hypothèse suggérée par William Sheehan fait sourire : Lowell observait peut-être tout simplement les vaisseaux sanguins de son œil… Celui qui disait à ceux qui ne voyaient pas les canaux que leur vision était trop faible, affligé lui-même d’une pathologie ? Cruelle ironie…

Cette affaire des canaux est en tout cas le symbole de la fin d’une époque, et de l’éternel lutte entre l’arrivée d’une technologie naissante face au savoir-faire humain. Ici, la photographie spatiale balbutiante qui s’impose inéluctablement face au dessin.

Le discrédit  de la théorie des canaux, puis sa réfutation totale ne mirent pas fin à la croyance en une vie extraterrestre sur Mars. Ah, Mars ! Elle a tellement essaimé nos récits de science-fiction qu’elle se doit d’abriter de la vie, coûte que coûte.  Les premières photos prises par les sondes ne renvoient que l’image d’un monde parcouru de cratères, mais on espère encore la présence de végétaux. Les rovers ne parcourent qu’un sol stérile, mais on croit encore à la présence de micro-organismes. Et quand bien même il n’y aurait rien, absolument rien, cela n’empêche de croire qu’il y ait eu quelque chose. Découvrir des formes de vie passées sur Mars, c’est l’objectif de la future mission ExoMars, de l’agence spatiale européenne, en identifiant d’éventuels marqueurs biochimiques. Tu vois, Lowell, tu auras eu le mérite de faire rêver tes contemporains, et ton optimisme cachait peut-être même une part de vérité…

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Aux origines de la vie – 2 – Panspermie : la vie tombée du ciel http://dans-la-lune.fr/2016/03/31/aux-origines-de-vie-2-panspermie-vie-tombee-ciel/ http://dans-la-lune.fr/2016/03/31/aux-origines-de-vie-2-panspermie-vie-tombee-ciel/#comments Thu, 31 Mar 2016 15:46:34 +0000 http://dans-la-lune.fr/?p=333 Il y a environ 4 milliards d’années, un vaisseau spatial extraterrestre, venu des tréfonds du cosmos, s’écrase sur une planète de la Voie Lactée. Malgré la violence de l’entrée dans l’atmosphère, ces êtres vivants venus d’ailleurs ont survécu. Mieux : ils ont trouvé un endroit particulièrement hospitalier et propice à leur colonisation. 4 milliards d’années […]

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Il y a environ 4 milliards d’années, un vaisseau spatial extraterrestre, venu des tréfonds du cosmos, s’écrase sur une planète de la Voie Lactée. Malgré la violence de l’entrée dans l’atmosphère, ces êtres vivants venus d’ailleurs ont survécu. Mieux : ils ont trouvé un endroit particulièrement hospitalier et propice à leur colonisation. 4 milliards d’années plus tard, cette vie extraterrestre a essaimé partout, et cette planète, la Terre, lui appartient désormais. Science-fiction ? Peut-être pas.

1 – La chimie du vivant
2 – Panspermie : la vie tombée du ciel

Existe-t-il une hypothèse scientifique plus poétique que la panspermie, lorsqu’il s’agit d’expliquer l’origine de la vie ? Les minuscules graines de la vie, voyageant à travers l’espace, pour finir par s’échouer sur Terre, y trouvant enfin un lieu accueillant et propice à leur développement. Douce ironie : nous, les humains, braquons en vain nos télescopes vers le ciel, en quête du signal d’une civilisation extraterrestre… Alors que ce sont nous, les extraterrestres !

Les prémisses de cette hypothèse remontent à l’antiquité, lorsque Anaxagore, philosophe pré-socratique (avant Socrate, souvent considéré comme un jalon absolu de la philosophie antique), soutient au Vème siècle avant Jésus-Christ que les spermata, les plus petites particules du cosmos, présentes partout et toujours, ont fécondé la Terre en tombant avec la pluie. Anaxagore en conclut que la vie, issue de ce procédé, doit exister partout ailleurs dans le cosmos. Si Aristote reprendra en partie l’idée de la nature fécondatrice (il expliquait notamment que lors d’un accouplement entre deux animaux, le sexe du petit variait selon la direction du vent), il était pourtant partisan de l’hypothèse de la génération spontanée qui perdurera jusqu’au XIXème siècle. Rappelons-le, la génération spontanée explique que la vie apparaît de nulle part, à partir de la matière organique.

Il faudra donc attendre le XIXème siècle pour voir réapparaître l’idée que la vie pourrait venir du ciel. En 1881, le physicien britannique Lord Kelvin, tient pour probable l’idée que des pierres météoritiques aient pu semer la vie sur Terre. Il explique sa pensée auprès de la British Science Association :

Donc, et comme nous croyons tous secrètement qu’il y a eu à ce jour, et ce depuis la nuit des temps, plusieurs mondes habités en plus du nôtre, nous devons considérer probable au plus haut degré qu’il existe un nombre incalculable de météorites portant des graines qui se déplacent à travers l’espace. Si à ce jour aucune vie n’existait sur Terre et qu’une de ces dites pierre tombait dessus, alors la Terre pourrait bientôt être couverte de végétation.

Ce type est aussi précurseur dans l'étude de l'effet de serre.

Ce type est aussi précurseur dans l’étude de l’effet de serre.

En 1903, le chimiste suédois Svante Arrhenius, reprend cette idée dans un livre appelé Worlds in a making. Il rappelle la capacité des bactéries à pouvoir survivre dans des environnements extrêmes, et suppose que dans de rares cas, des particules pourraient être éjectées d’une planète habitée et atteindre un autre système solaire, grâce à la pression du champ de rayonnement du soleil et des autres étoiles.

Ces idées novatrices ont provoqué à l’époque de féroces oppositions, à un tel point que l’hypothèse tomba en désuétude et qu’il fallut attendre le milieu des années 70 pour entendre à nouveau parler de la panspermie dans les milieux scientifiques.

Ce n’est pas sale

PanspermiaLithopanspermie, radiopanspermie, panspermie directe… Les idées ne manquent pas quand il s’agit d’expliquer comment la vie est tombée du ciel. Par la chute d’un astéroïde, grâce à la visite d’une civilisation extraterrestre… Mais le modèle le plus communément admis est le suivant : la semence qui a fécondé la Terre est issue de micro-organismes arrachés d’une planète suite à l’impact d’un astéroïde ou d’une comète.

La principale objection opposée à la panspermie est la suivante : l’espace est un endroit particulièrement inhospitalier. Les températures y sont glaciales, le vide y est presque parfait, des étoiles chaudes et massives engendrent des rayonnements ultraviolets extrêmement nocifs, et des particules énergétiques dangereuses sont libérées par des supernova. Du point de vue terrestre, le ciel est cette toile magnifique qui s’offre à nos yeux depuis l’aube de l’humanité, nourrissant de sa peinture céleste nos mythes et cosmogonies. Ne la percez pas pour passer derrière : cette toile est mortelle. C’est cet argument qui pendant longtemps a empêché la panspermie d’être considérée comme plausible dans les milieux scientifiques. Si des organismes ont été envoyés dans l’espace, ce qui est possible, ceux-ci ont été tués là-haut. Seuls des cadavres ont pu pleuvoir sur la planète à destination, et les cadavres, a priori, ne créent pas la vie.

Heureusement, plusieurs hypothèses infirment cet argument de l’espace génocidaire :

  • Certaines bactéries peuvent peut-être survivre dans un tel milieu
  • Ce milieu n’est peut-être pas si hostile
  • De la mort peut jaillir la vie (Amen)

La vie, partout

Le Mesenchytraeus est un ver qui vit à l'intérieur des glaciers... Il fond s'il se retrouve face à une température supérieure à 5°C !

Le Mesenchytraeus est un ver qui vit à l’intérieur des glaciers… Il fond s’il se retrouve face à une température supérieure à 5°C !

La Terre est à ce jour et dans la limite de nos connaissances le seul exemple de planète avec de la vie. Et si parfois les humains s’étonnent que les mondes qui les entourent semblent vides, désolés et inanimés, en revanche tout porte à croire que la vie sur Terre est particulièrement tenace et capable d’adaptation. La vie foisonne, partout. Et même dans des conditions extrêmes :

  • au milieu des enfers, là où la température approche ou dépasse les 100°C
  • au plus profond des abysses, jusqu’à 10 000 mètres au-dessous du niveau de la mer, là où la pression est extrême
  • sous les glaces des pôles, dans un froid intense

A tort, les hommes ont considéré certains territoires comme stériles. Dans les cheminées de ces profondeurs de l’Océan Pacifique ? Des bactéries, la vie. Dans des sédiments datés de plusieurs millions d’années, sans aucune source de nourriture ? Des bactéries, la vie. Très profondément, sous la surface terrestre, dans un environnement dénué d’accès à l’oxygène ? Des vers, la vie.

L'archeobactérie Pyrolobus fumarii peut survivre jusqu'à plus de 100°C, près de ce type de cheminées hydrothermales.

L’archeobactérie Pyrolobus fumarii peut survivre jusqu’à plus de 100°C, près de ce type de cheminées hydrothermales.

Une biodiversité encore inconnue existe, là-dessous, et prolifère depuis des millions d’années. Rien ne semble l’affecter, et surtout pas l’homme, à qui elle survivra certainement. A l’abri du temps, à l’abri des hommes.

Ces organismes sont appelés « extrêmophiles ». Et ce sont d’excellents candidats à un voyage dans l’espace.

L’odyssée de l’espace

 Nous avons déjà expliqué plus haut combien l’espace est un milieu inhospitalier. Dans quelles mesures ces conditions pourraient-elles être rendues plus favorables à la survie d’une forme de vie ?

Dans son Dictionnaire amoureux du ciel et des étoiles, l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan imagine le voyage de bactéries à l’intérieur d’un nuage interstellaire, à l’abri de la majorité des rayonnements nocifs susceptibles de les tuer. Il rappelle que notre Système Solaire traverse l’un de ces nuages tous les quelques dizaines de millions d’années. Des bactéries peuvent être happées à cet instant, et voyager jusqu’à une autre étoile, à l’issue d’un voyage de plusieurs millions d’années. Problème : l’intense rayonnement des étoiles les tuera certainement avant qu’elles ne parviennent jusqu’à leur planète de destination.

Il émet alors une autre hypothèse :

Et si ce bouclier n’était pas fait de gaz d’hydrogène [comme les nuages interstellaires] mais de roc solide ?

Les météorites sont régulièrement citées comme étant des véhicules idéaux pour l’échange de matériel organique entre étoiles. La Terre est sans cesse bombardée par de la roche venue du Ciel, riche de matériel extraterrestre. Des acides aminés, molécules entrant dans la composition des protéines, briques essentielles du vivant, ont en effet été découverts sur plusieurs météorites.

En 1996, un article fortement médiatisé et hautement polémique annonça même la découverte de structures ressemblant à des bactéries fossilisées sur la météorite ALH 84001, d'origine martienne... Bill Clinton fit même une déclaration à ce sujet.

En 1996, un article fortement médiatisé et hautement polémique annonça même la découverte de structures ressemblant à des bactéries fossilisées sur la météorite ALH 84001, d’origine martienne… Bill Clinton fit même une déclaration à ce sujet.

Les comètes contiennent elles aussi de la matière organique. A ce titre, la récente mission Rosetta a fait dire au chercheur Max Wallis, de l’Université de Cardiff, que :

La comète ne devait pas être considérée comme un corps très froid et inactif mais qu’elle était le siège de phénomènes géologiques et pourrait se révéler plus hospitalière aux micro-organismes que l’Arctique et l’Antarctique.

Dans un article écrit avec Chandra Wickramasinghe (pionnier de l’exobiologie et fervent défenseur de la panspermie), Wallis va même jusqu’à émettre l’hypothèse que des bactéries vivraient dans les eaux salines sous la surface de Tchouri !

La mort est le début de la vie

Autre solution pour pallier au problème de la survie de micro-organismes à un voyage interstellaire : imaginer leur retour à la vie, une fois parvenus à destination.

Une faculté propre à Jésus ? Du tout. En 1995, une équipe de chercheurs américains a annoncé être parvenue à faire revivre des spores de bactéries de type Bacillus trouvées à l’intérieur d’un miel datant de 25 millions d’années et conservé dans de l’ambre !

Trop mignon !

Trop mignon !

Il faut également évoquer les tardigrades, ces petits êtres si fascinants. Les tardigrades sont des extrêmophiles qui ressemblent à des oursons nageurs d’un millimètre, sont capable de résister à l’eau bouillante, à la déshydratation, au vide spatial, et peuvent même revenir à la vie après avoir été congelés durant plusieurs décennies ! Des capacités de survie extraordinaires qui poussent certains chercheur à voir en eux de bons candidats à un voyage à travers les étoiles…

Encore plus fort : la necropanspermie. Miam.Imaginée par Paul Wesson de l’Institut d’astrophysique Herzberg  (Canada), elle prévoit que les restes fossilisés de vie bactérienne, échouées sur une planète hospitalière, puissent contenir les informations génétiques nécessaires à l’apparition et au développement de la vie.

La panspermie est une hypothèse intéressante. Finalement, elle ne fait que repousser le problème de l’origine de la vie. Certes, il est possible qu’elle vienne du ciel. Mais alors comment est-elle apparue là-haut ?

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Aux origines de la vie – 1 – La chimie du vivant http://dans-la-lune.fr/2016/03/10/aux-origines-de-vie-1-chimie-vivant/ http://dans-la-lune.fr/2016/03/10/aux-origines-de-vie-1-chimie-vivant/#comments Thu, 10 Mar 2016 17:01:22 +0000 http://dans-la-lune.fr/?p=315 Par quelle sorte de processus chimique l’inerte est-il devenu vivant ? Comment est apparue la toute première cellule ? De quelles molécules était-elle issue ? Comment a-t-elle acquis la capacité de croître, de se répliquer ? S’agit-il d’un mélange particulier entre de la matière organique et de l’eau ? Faut-il des conditions particulières ? Quel curieux […]

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Par quelle sorte de processus chimique l’inerte est-il devenu vivant ? Comment est apparue la toute première cellule ? De quelles molécules était-elle issue ? Comment a-t-elle acquis la capacité de croître, de se répliquer ? S’agit-il d’un mélange particulier entre de la matière organique et de l’eau ? Faut-il des conditions particulières ? Quel curieux mystère ! En effet, de cette vie primitive, de cette première chose vivante, est issue l’intégralité de toutes les espèces ayant vécues, vivantes et qui vivront sur notre planète, y compris l’homme, qui, par un processus encore inconnu à ce jour, est parvenu à la conscience, lui permettant de se questionner sur ses origines, comme nous le faisons ici.

1 – La chimie du vivant
2 – Panspermie : la vie tombée du ciel

Il était une fois la vie

Mais d’abord, la vie, c’est quoi ? Vaste question qui mériterait un dossier. Voici la définition du Larousse :

Caractère propre aux êtres possédant des structures complexes […] capables de résister aux diverses causes de changement, aptes à renouveler, par assimilation, leurs éléments constitutifs (atomes, petites molécules), à croître et à se reproduire.

Voilà qui est plutôt limpide. Mais qui n’indique en rien l’origine du vivant.

Tout au long de l’histoire, les hypothèses n’ont pourtant pas manquées :

  • Les différentes cosmogonies et religions humaines ont principalement soutenu l’idée d’un ou plusieurs Dieux créateurs de la vie. Point de vue encore soutenu aujourd’hui par les créationnistes et d’une certaine manière par les partisans du « dessein intelligent »
  • Depuis Aristote et jusqu’au XVIIIème siècle, l’hypothèse de la génération spontanée connut d’ardents défenseurs, . Elle expliquait que la vie naît de manière spontanée et quasiment immédiatement à partir de la matière inanimée.
  • Dès la fin du XIXème siècle, l’hypothèse que la vie ait pu être amenée sur Terre depuis le cosmos par des microorganismes vivants sur des météorites est évoquée : c’est la panspermie, et nous y reviendrons.
Ce sont les expériences de Pasteur qui, dans la seconde moitié du XIXème siècle, mettront un terme à l'idée de la génération spontanée du vivant.

Ce sont les expériences de Pasteur qui, dans la seconde moitié du XIXème siècle, mettront un terme à l’idée de la génération spontanée du vivant.

Concrètement, soyons honnêtes, aujourd’hui nous ne savons ni :

  1. comment la vie est apparue sur Terre
  2. si elle existe ailleurs dans l’Univers

L’exobiologie, domaine en pleine expansion depuis la découverte des premières exoplanètes (les planètes qui tournent autour d’une autre étoile que notre Soleil) au milieu des années 90, a justement pour objet d’étude l’apparition et la diffusion de la vie dans l’Univers, sur Terre comme ailleurs. Ces deux questions sont en fait intimement liées. En effet, le jour où nous saurons comment la vie est apparue sur Terre, nous saurons quels sont les endroits les plus favorables pour la chercher ailleurs.

Pour le moment, nous n’avons qu’un seul laboratoire au sein duquel la vie est apparue : celui dont nous sommes issus et dont l’origine remonte à environ 4 milliards d’années, la Terre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les exobiologistes recherchent la vie sur les astres célestes où les conditions sont proches de celles de la Terre. A terme, lorsque nos connaissances seront plus affinées, rien n’est exclu : certains chercheurs à contre-courant n’hésitent ainsi pas à imaginer une vie basée sur le silicium et non sur le carbone.

Tree of Life

Ne devrait-on pas ériger une statue en l’honneur de la cellule commune dont nous descendons tous ? Celle qui est parvenue à la vie, qui s’est retrouvée absolument seule sur la Terre, dans cet environnement encore hostile, et qui malgré l’adversité a pu se répliquer, essaimer ? Evidemment, la réalité est plus complexe, et cette cellule n’est pas apparue ex-nihilo, à partir de rien, comme le supposait l’hypothèse de la génération spontanée.

2,3 millions d'espèces vivantes sont répertoriées sur ce cercle, depuis la toute première cellule, au centre, il y a 3,5 milliards d'années, dont nous descendons tous...

2,3 millions d’espèces vivantes sont répertoriées sur ce cercle, depuis la toute première cellule, au centre, il y a 3,5 milliards d’années, dont nous descendons tous…

Il existe plusieurs racines élémentaires sur lesquelles l’arbre du vivant est apparu puis a grandi. C’est plutôt simple, les voici :

  • Les lipides, constituant la membrane des cellules
  • Les sucres complexes, source d’énergie des cellules
  • Les protéines, pour favoriser certaines réactions chimiques
  • L’ADN (acide désoxyribonucléique), pour stocker l’information génétique, c’est-à-dire toutes les particularités qui fondent une espèce ; et l’ARN (acide ribonucléique), qui traduit les informations de l’ADN et bâtit à partir d’elles.

Voilà. Ce sont les constituants de base de la cellule, la plus petite unité biologique capable de se reproduire. Vous, moi, les ornithorynques, les arbres… En somme tout ce qui est vivant sur cette planète est composé de ces éléments, briques élémentaires du mur de la vie. Et puis il faut un environnement pour se développer : ce sera l’eau. Pas de vie sans eau. D’ailleurs toutes les formes de vie se composent d’environ 80 % d’eau.

Nous ne sommes guère plus avancés. Nous avons décomposé la structure d’une cellule, voilà tout. Et bien reculons encore un peu plus loin… D’où viennent ces quatre éléments fondamentaux ?

  • Les lipides de la membrane se composent d’acides gras
  • Toutes les protéines des êtres vivants se composent à partir de la combinaison de vingt acides aminés, des petites molécules organiques comprenant une fonction acide et une fonction amine, d’où leur nom !
  • L’ADN et l’ARN sont formés à partir de nucléotides, des molécules organiques
ADN, support biologique fascinant de l'information. 700 téraoctets : c'est le volume de données qui seraient stocké dans 1 gramme d'ADN...

ADN, support biologique fascinant de l’information. 700 téraoctets : c’est le volume de données qui serait stocké dans 1 gramme d’ADN…

Et nous voilà donc avec, d’un côté, un plat complet : la cellule ; et de l’autre, cette série d’ingrédients indispensables à la vie telle que nous la connaissons sur Terre. La recette demeure toutefois inconnue, de même que le cuisinier. Par facilité, je pourrais invoquer ici Dieu, chef de haute volée qui ne révèle évidemment pas ses meilleures recettes, en tout cas pas dans la Genèse où les premiers êtres vivants sont des plantes :

Puis Dieu dit : Que la terre produise de la verdure, de l’herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre. Et cela fut ainsi. La terre produisit de la verdure, de l’herbe portant de la semence selon son espèce, et des arbres donnant du fruit et ayant en eux leur semence selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le troisième jour.

Si la communauté scientifique n’est pour l’instant pas parvenue à fournir de réponse définitive à cette question passionnante, cela ne l’empêche pas de fournir de nombreuses hypothèses. Aujourd’hui, pour rester sur nos métaphores cuisinières, nous allons parler de soupe.

Mange ta soupe, ça fait grandir

Quelque petite mare chaude, en présence de toutes sortes de sels d’ammoniac et d’acide phosphorique, de lumière, de chaleur, d’électricité, etc. […] un composé de protéine fut chimiquement formé, prêt à subir des changements encore plus complexes.

Stanley Miller (1930 - 2007)

Stanley Miller (1930 – 2007)

Voilà comment Darwin imaginait dans une lettre de 1871. Retravaillée et complétée, cette hypothèse dite de la « soupe primitive » est peut-être celle qui est la plus populaire parmi la communauté scientifique. Elle fut notamment défendue par le biologiste américain Stanley Miller qui, en 1953, mit au point une expérience particulièrement étonnante avec son collègue Harold Urey.

L’objectif ? Rien de moins que de recréer en laboratoire les conditions chimiques primitives présentes sur Terre avant l’apparition de la vie, soit il y a environ 4 milliards d’années. Voici donc les ingrédients utilisés dans sa recette :

  • Un mélange de plusieurs gaz (méthane, ammoniac, hydrogène), présents sur notre Terre primitive
  • De l’eau chauffée, l’océan
  • De l’électricité, pour simuler des éclairs

Des conditions finalement assez proches de celles décrites un siècle plus tôt par Darwin. Après une semaine d’expérience, le temps était venu pour Miller et Urey d’analyser cette étrange soupe primordiale. Que remarquèrent-ils alors ? Rien de mois que la présence de onze acides aminés, ainsi que du sucre, des lipides, et des composants des acides nucléiques ! Oui, les briques essentielles de la vie, recrées dans les petites fioles d’un laboratoire…

Toujours controversées aujourd’hui, l’expérience de Miller a été répétée de nombreuses fois, avec des variantes différentes, donnant des résultats plus ou moins prometteurs. L’idée de pouvoir recréer une atmosphère en laboratoire est dans tous les cas extrêmement intéressant pour les exobiologistes. En effet, il sera très bientôt possible, grâce notamment au télescope spatial James Webb (successeur d’Hubble), d’analyser l’atmosphère des exoplanètes, et donc pourquoi pas de la recréer en laboratoire, pour deviner, à plusieurs années-lumière de distance, quels mystères s’y cachent…

Dans le segment "L'éprouvette de la genèse" d'un épisode des Simpsons, Lisa crée une civilisation miniature en plongeant l'une de ses dents de lait dans du soda, qu'elle soumet ensuite à une décharge électrique...

Dans le segment « L’éprouvette de la genèse » d’un épisode des Simpsons, Lisa crée une civilisation miniature en plongeant l’une de ses dents de lait dans du soda, qu’elle soumet ensuite à une décharge électrique…

Avec Miller, la quête de nos origines perd un peu de magie : la vie, finalement, ne serait rien d’autre qu’un ensemble de processus physiques et chimiques qui se produisent dès lors que les conditions sont suffisamment favorables.

Donc le grand jeu de la vie se serait entièrement déroulé sur Terre, aucun événement extérieur n’étant venu le favoriser. Une autre hypothèse, que je trouve personnellement infiniment plus fascinante et poétique, invoque au contraire une action venue du ciel. Evidemment, des objets célestes peuvent perturber la vie (nos regrettés dinosaures l’ont constaté…), peuvent-ils aussi la favoriser, voire l’apporter sur Terre ?

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L’atomisme antique – 2 – De la nature des choses http://dans-la-lune.fr/2015/12/15/latomisme-antique-2-de-la-nature-des-choses/ http://dans-la-lune.fr/2015/12/15/latomisme-antique-2-de-la-nature-des-choses/#comments Tue, 15 Dec 2015 19:50:20 +0000 http://dans-la-lune.fr/?p=155 L’atome, ah, l’atome ! Ce dossier en deux parties vous présente la vision antique de l’atome, cette particule dont nous sommes tous faits, et dont la science ne démontrera l’existence expérimentalement que 2000 ans plus tard… 1 – Survivre au temps 2 – De la nature des choses Et finalement, ce De Natura Rerum, il […]

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L’atome, ah, l’atome ! Ce dossier en deux parties vous présente la vision antique de l’atome, cette particule dont nous sommes tous faits, et dont la science ne démontrera l’existence expérimentalement que 2000 ans plus tard…

1 – Survivre au temps
2 – De la nature des choses

Et finalement, ce De Natura Rerum, il contient quoi ? A peu près tout ce qu’il faut savoir sur l’atomisme, et plus encore, c’est donc une chance qu’il ait survécu. Lire Lucrèce, c’est lire Leucippe, Démocrite et Epicure. Nous n’avons pas évoqué Epicure dans la première partie de ce dossier consacré aux prémices de l’atomisme : sa conception du monde est plus ou moins celle de Démocrite (chez Epicure, la visée est toutefois plus éthique que scientifique).

Quelque grandes figures de l'atomisme grec, ou comment se transmet le savoir, de maître à disciple. Il serait possible de poursuivre après Epicure, pour arriver, quelques siècles plus tard, jusqu'à Lucrèce.

Quelque grandes figures de l’atomisme grec, ou comment se transmet le savoir, de maître à disciple. Il serait possible de poursuivre après Epicure, pour arriver, quelques siècles plus tard, jusqu’à Lucrèce.

Lucrèce, donc. De sa vie n’ont survécu que quelques bribes d’informations. En voici un échantillon :

  • il est né entre 93 et 96 de notre ère
  • il est mort entre 50 et 54
  • l’ingestion d’un philtre d’amour l’aurait rendu fou
  • il écrivit quelques livres puis mit fin à ses jours
  • Cicéron corrigea ses œuvres et les diffusa

Ces éléments ont donné lieu à d’interminables discussions, débats, polémiques, dont on peut conclure ceci : on ne sait quasiment rien de Lucrèce, et le peu que l’on sait est sujet à caution.

Concrètement, De Natura Rerum est à la fois un poème et un traité scientifique. Il utilise la forme de la poésie, son imagerie et sa beauté, pour expliquer des phénomènes naturels. En ce sens, contrairement à certains de ses prédécesseurs (et surtout Epicure, dont les écrits étaient déjà considérés comme ardus à l’époque), il privilégie la beauté et la clarté de la forme, à la technicité et la complexité du fond.

Sur un sujet obscur, je compose des vers si lumineux, imprégnant tout de charme poétique.[i]

Après tout, pourquoi faut-il distinguer création artistique et recherche scientifique ? Les deux procèdent d’une intuition similaire, d’une idée créatrice originale issue de l’imagination de l’homme. Les deux recherchent une certaine esthétique (c’est surtout  vrai en physique).

Même quand ta tête est découpée et posée sur un vase tu transpires la classe, Lucrèce.

Même quand ta tête est découpée et posée sur un vase tu transpires la classe, Lucrèce.

Mais une autre raison pousse Lucrèce à choisir la forme poétique, et elle est didactique. De même que le médecin, pour faire avaler à un enfant une potion au goût désagréable, peut enduire le bord d’une coupe d’un peu de miel, Lucrèce expose son remède avec des atours plus favorables. Grâce à ses vers, il espère captiver son lecteur et lui faire avaler sa potion qui peut sans cela paraître déroutante ou difficile d’accès.

Et effectivement, l’objectif de Lucrèce est atteint : de son magnifique poème se dégage une impression de calme, de respect devant les beautés de la nature, de sérénité face aux Dieux inutiles ou bien face à la mort. Nous reviendrons brièvement plus bas sur les conséquences éthiques de la conception physique du monde de Lucrèce et des atomistes.

De Natura Rerum se compose de 7400 vers, qui forment six livres ou chants :

  • le premier définit les atomes dont le monde est composé
  • le second précise leur nature
  • le troisième affirme que le corps et l’âme sont aussi faits d’atomes
  • le quatrième qu’il en est de même de la pensée
  • le cinquième parle de notre monde et de son histoire
  • le sixième et dernier explique les causes de plusieurs phénomènes naturels

Pour prouver l’existence des atomes, Lucrèce commence par énumérer certains corps invisibles et dont pourtant l’existence ne peut être niée. Ainsi du vent qui fait se ployer les arbres. Ainsi des odeurs qui réjouissent nos narines. Ainsi de l’eau qui s’évapore d’un linge tendu au soleil. Qu’une chose ne soit pas visible par l’homme ne veut pas dire qu’elle n’existe pas.

La nature accomplit son œuvre avec des corps aveugle.[ii]

Et où passe le fer de la charrue qui est rongée progressivement par le temps ? Et le marbre de la statue abîmée par la pluie ? C’est qu’ils ne sont composés que de minuscules atomes, agglomérés les uns aux autres. Ceux-ci se déplacent, formant et déformant ainsi toutes les choses dont l’Univers est fait. Ils sont les éléments essentiels de la matière, et ne peuvent être divisés.

La matière assurément n’est pas un bloc compact
puisque nous voyons les choses diminuer chacune,
s’écouler pour ainsi dire à longueur de temps
et dérober leur vieillesse à nos regards
pour qui l’ensemble n’en demeure pas intact.[iii]

Et puisque ces corps, ces atomes, se meuvent, c’est donc bien que le vide existe lui aussi. Et rien, absolument rien d’autre, n’existe que ces atomes et ce vide. Et ce vide qui contient les atomes est infini. L’Univers est infini. Lucrèce imagine un lanceur de javelot, posté à l’extrémité d’un Univers borné. Où ira se loger son javelot, une fois lancé ? Vers une nouvelle extrémité, qui sera le point de départ d’un nouveau lancer de javelot, qui rejoindra une nouvelle extrémité, et ainsi de suite à tout jamais…

Ce sportif à l'allure élancée envoie son trait jusqu'au bout de l'Univers, au point A. Que se passe-t-il s'il se poste ensuite au point A pour y lancer à nouveau son javelot ? Celui-ci atteindra forcément un point B, nouveau bout de l'Univers, et ainsi de suite...

Ce sportif à l’allure élancée envoie son trait jusqu’au bout de l’Univers, au point A. Que se passe-t-il s’il se poste ensuite au point A pour y lancer à nouveau son javelot ? Celui-ci atteindra forcément un point B, nouveau bout de l’Univers, et ainsi de suite…

Poussé par une intuition de génie, Lucrèce explique tout : les mouvements des atomes, leur vitesse dans le vide, leur poids, leur variété, leur absence de toute couleur, odeur ou chaleur ; et les conséquences que cette physique implique.

Puisque l’Univers est infini et que les atomes sont présents partout, alors il est absurde de penser que la Terre est unique. En réalité, les atomes se sont assemblés, ailleurs, de manière différente, et tout laisse à penser qu’une infinité d’autres mondes existent.

Il faut admettre qu’il existe ailleurs d’autres terres,
diverses races d’hommes et de bêtes sauvages.[iv]

Cette question est celle de la pluralité des mondes, déjà débattue dans l'Antiquité, et qui suscitera des controverses a Moyen Âge (il n'y a qu'un seul monde, créé par Dieu). L'excellent Giordano Bruno, très rock'n'roll, finit sur le bûcher pour cette raison.

Cette question est celle de la pluralité des mondes, déjà débattue dans l’Antiquité, et qui suscitera des controverses a Moyen Âge (il n’y a qu’un seul monde, créé par Dieu). L’excellent Giordano Bruno, très rock’n’roll, finit sur le bûcher pour cette raison.

Où cette nouvelle connaissance place-t-elle les Dieux ? Si Lucrèce ne remet pas en doute leur existence même, en revanche il minimise leur action, puisqu’il est évident que des Dieux au nombre limité ne peuvent régner à la fois sur la Terre et sur d’autres mondes de l’Univers. Et puis, évidemment, ils ne sont eux aussi faits que d’atomes. Il faut donc bien se garder de les craindre : leur action sur les hommes est limitée.

La connaissance ultime de la nature des choses est révélée, et les Dieux en font partie comme n’importe quelle autre chose de la nature.

A ce spectacle une sorte de volupté divine,
un frisson m’envahit, tant la nature est visible,
par ton génie enfin tout entière dévoilée.[v]

C’est par ce frisson que la science peut aider l’homme à trouver le bonheur. Dans le monde en crise de Lucrèce, dans cette Rome violente, en proie aux guerres, la raison et la connaissance permettent d’éloigner les peurs, qu’elles soient imaginaires (les Dieux) ou bien réelles (la mort, la faim, la soif). La nature est simple (atomes, et vide) ; le bonheur, lui, est simple d’accès. Lucrèce rappelle ainsi la tradition épicurienne qui, loin des clichés véhiculés aujourd’hui, disait qu’il faut savoir se satisfaire de peu de choses. D’où ces sublimes vers au début du livre II :

Il est parfois plus agréable, et la nature est satisfaite,
si l’on ne possède statues dorées d’éphèbes,
tenant en main droite des flambeaux allumés
pour fournir leur lumière aux nocturnes festins,
ni maison brillant d’or et reluisant d’argent,
ni cithares résonnant sous des lambris dorés,
de pouvoir entre amis, couchés dans l’herbe tendre,
auprès d’une rivière, sous les branches d’un grand arbre,
choyer allègrement son corps à peu de frais,
surtout quand le temps sourit et que la saison,
parsème de mille fleurs les prairies verdissantes.[vi]

L’atomisme suscita de violentes controverses, tout au long de son histoire. Aristote s’y opposait. Platon souhaitait même brûler les ouvrages de Démocrite. De Rerum Natura fut interdit par l’église catholique en 1516, quelques années après sa redécouverte. Et rappelons les paroles d’Ernst Mach, grand physicien autrichien, qui déclara en 1897 :

Je ne crois pas que les atomes existent

En 1905, Einstein fournit une preuve théorique de l’existence de l’atome, qui fut confirmée expérimentalement par Jean Perrin sept ans plus tard. L’atome a gagné. Seulement l’atome moderne n’est pas une particule élémentaire, n’est pas l’atome de Lucrèce et Démocrite : il peut en effet être divisé (il est constitué d’électrons, de protons et de neutrons).

De l'atome au quark. Schéma non à l'échelle et non exhaustif. La quête de l'infiniment petit est passionnante !

De l’atome au quark. Schéma non à l’échelle et non exhaustif. La quête de l’infiniment petit est passionnante !

C’est alors un autre voyage vers l’infiniment petit qui commence. Un voyage encore incertain, fait de cordes ou de boucles. L’intuition des atomistes antiques  est avérée : notre réalité est constituée de corps indivisibles. Que sont-ils ? Personne n’est encore en mesure de le dire.


[i] Lucrèce, De Natura Rerum, I, 933 – 934
[ii] Ibid. I, 328. Lucrèce utilise en effet le mot de « corps » plutôt que celui d' »atome » comme Démocrite ou Epicure.
[iii] Ibid. II, 67-70
[iv] Ibid. II, 1074-1076
[v] Ibid. III, 28-30
[vi] Ibid. II, 23-33

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L’atome, ah, l’atome ! Ce dossier en deux parties vous présente la vision antique de l’atome, cette particule dont nous sommes tous faits, et dont la science ne démontrera l’existence expérimentalement que 2000 ans plus tard…

1 – Survivre au temps
2 – De la nature des choses

Nous ne nous rendons pas compte de notre chance. Poser les yeux sur le livre de Lucrèce, De Natura Rerum c’est déjà un miracle. Non pas que se rendre chez un libraire et se libérer de quelques pièces soit une tâche particulièrement ardue, non. Simplement, qu’il soit parvenu jusqu’à nous, jusqu’à notre époque, vestige d’un monde disparu, témoignage d’un savoir perdu, est une chance immense.

Il faudrait que quelqu’un écrive un roman dont le personnage principal serait un poème, De Natura Rerum. L’histoire serait celle d’une survie à travers le temps et à travers l’espace, depuis la plume d’un génie au Ier siècle avant Jésus-Christ jusqu’aux yeux d’un lecteur en 2015.

Le savoir que l’homme acquiert n’est pas figé à tout jamais. Comme un fleuve, il peut gonfler, creuser les terres infertiles, faire se mouvoir le monde. Et puis il peut se tarir. A l’aube du premier millénaire, le savoir de l’homme, accumulé depuis des siècles et des siècles, subit sa plus grave blessure à ce jour. A peu près 99,99% de la littérature de l’époque disparaît. Les raisons sont diverses, multiples, et encore sources de débats aujourd’hui.

De certains auteurs, il ne nous reste plus qu’une phrase, qu’un mot, qu’une anecdote, voire qu’un simple nom. Tant d’autres ont tout simplement disparu, irrémédiablement voués à l’oubli éternel. Combien de tragédies oubliées ? Combien de traités philosophiques brûlés ? Combien d’essais historiques perdus ? Combien de poèmes partis en poussière ? Les chefs d’œuvres qui nous sont parvenus laissent augurer de merveilles encore plus glorieuses, et pourtant à jamais inaccessibles…

Un espoir, toutefois : dans une villa d’Herculanum (ville ensevelie par une éruption du Vésuve en 79), des papyrus carbonisés, très fragiles, ont été découverts sous les cendres. Les dérouler est périlleux et hasardeux, mais des études actuelles au rayon X donnent des résultats prometteurs...

Un espoir, toutefois : dans une villa d’Herculanum (cité ensevelie par une éruption du Vésuve en 79), des papyrus carbonisés, très fragiles, ont été découverts sous les cendres. Les dérouler est périlleux et hasardeux, mais des études actuelles au rayon X donnent des résultats prometteurs…

De ces mondes que nous ne connaissons que par l’archéologie et les lettres, de ces mondes, en vérité, nous ne savons rien.

Heureusement, certains ouvrages ont survécu.

Au IXème siècle de notre ère, un moine copia le poème de Lucrèce, De Natura Rerum. Peut-être le fit-il car il sut reconnaître le génie de cette œuvre oubliée au Moyen-âge, peut-être parce qu’on le lui ordonna, personne ne le sait et ne le saura jamais. Peut-être considéra-t-il sa tâche comme sacrée en voyant le rouleau qu’il copiait se désagréger peu à peu. L’histoire, fort injuste, ne retint pas le nom de ce moine. On ne sait rien de lui à part qu’il copia Lucrèce, saluons-le déjà pour ça. Cette copie fut classée, et tomba à nouveau dans l’oubli.

Cinq siècles passèrent. Plus personne ou presque ne connaissait alors le nom de Lucrèce [i]. L’Antiquité ne rayonnait plus. Ou : ne rayonnait pas encore.

Certes Le Pogge n'a pas un physique facile, il faut saluer son génie malgré tout.

Certes Le Pogge n’a pas un physique facile, il faut saluer son génie malgré tout.

Perché sur sa mule, perdu dans les campagnes allemandes, un homme avide de savoir s’approche du monastère de Fulda, l’un des plus anciens au monde. Cet homme s’appelle Gian Francesco Poggio Bracciolini, dit Le Pogge. Avec quelques amis, il se plaît à redécouvrir les sagesses antiques. Il parcourt l’Europe à cette fin. Combien de trésors oubliés recèlent les bibliothèques poussiéreuses ! Ce jour-là, au fond du monastère, il fait ressurgir le précieux travail du moine en mettant la main sur le De Natura Rerum. Il tente de le faire sortir du monastère : cela lui est refusé. Il demande donc qu’une copie soit faite sur place, conscient du trésor qu’il vient de dénicher. Cette copie sera perdue à nouveau, mais heureusement copié par un ami de Poggio, Niccola Niccoli. Chaque livre sauvé de l’Antiquité est une aventure [ii].

Des multiples provocations du philosophe grec Diogène de Sinope, fondateur de l’école Cynique, l’une des plus fameuses concerne son apologie du cannibalisme. Si personne ne semble l’avoir jamais vu se sustenter avec de la chair humaine, il est vrai que cette idée n’entrait pas en contradiction avec le retour à la nature tant vanté par le philosophe. Mais cela illustre également une autre de ses idées.

Si on écoute la droite raison, disait-il, tout est à la fois dans tout et partout ; de fait, dans le pain il y a de la viande et dans le légume il y a du pain, les autres corps étant en toutes choses du fait que leurs masses s’interpénètrent par des pores invisibles et se réunissent sous forme de vapeur.[iii]

Tout est à la fois dans tout et partout. Ainsi, par cette courte phrase peut-on résumer l’école atomiste. Diogène se fait ici l’héritier de Leucippe et de Démocrite, fondateurs de cette école.

Diogène se comparait au chien, et vivait dans une jarre.

Diogène se comparait au chien, et vivait dans une jarre.

De la vie de Leucippe et Démocrite, presque rien ne nous est parvenu. Seule leur pensée subsiste, et elle est suffisante pour les faire grimper au sommet du génie humain.

Vers -450 avant notre ère, Leucippe quitte la ville de Milet pour Abdère. Milet, la cité de Thalès et d’Anaximandre. Milet, la ville où, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’homme se décida à utiliser sa raison pour étudier le monde, et à ne plus voir ses phénomènes comme la manifestation de la magie des Dieux. Une pensée dont nous sommes tous héritiers. Milet, berceau de la pensée rationnelle, est en proie à des bouleversements politiques lorsque Leucippe décide d’embarquer pour Abdère. Qu’à cela ne tienne, la pensée grecque est colonisatrice. Leucippe fonde en effet une école philosophique à Abdère. Démocrite fut son disciple. A eux deux, ils révolutionnèrent la physique, en fondant une école qui se basait sur une formidable intuition qui ne fut confirmée par l’observation que plus de 2000 ans plus tard. Une intuition sur la nature profonde du monde, constituée de deux choses, des atomes et du vide.

Lorsque vous divisez une chose en deux, par exemple un caillou, vous obtenez deux petits cailloux. Si vous les divisez à nouveau en deux, vous obtenez quatre cailloux, et ainsi de suite. La matière, quelle qu’elle soit, est-elle ainsi divisible à l’infini ?

Je peux casser mon caillou en deux, en quatre, en huit... Jusqu'à ce qu'il devienne un tas de poussière. Puis-je encore diviser ces poussières en deux, en quatre, en huit ? Jusqu'à quand, jusqu'où ?

Je peux casser mon caillou en deux, en quatre, en huit… Jusqu’à ce qu’il devienne un tas de poussière. Puis-je encore diviser ces poussières en deux, en quatre, en huit ? Jusqu’à quand? Où s’arrête l’infiniment petit ?

La réponse, pour Leucippe, est non. Les atomes, du grec insécable, sont les pièces maîtresses de la réalité. L’atome ne peut être coupé en deux. Il n’a pas de poids, de couleur ou de saveur. L’Univers tout entier ne se compose que d’un nombre infini d’atomes agglomérés entre eux et de vide.

En s’agglomérant aléatoirement les uns les autres, les atomes constituent le monde que nous connaissons. Ils se combinent entre eux, font et défont, tissent des liens, se déplacent. De cette succession de mouvement naissent les étoiles, la Terre, la mer, les arbres, les hommes. Tout ce qui existe n’est qu’un ensemble d’atomes dont la forme, l’ordre et la position diffèrent. Voilà la réalité, disent les atomistes [iv].

Diogène peut donc prôner sans honte le cannibalisme. Car tout est en tout. Quelle différence entre la chair d’un animal sauvage et celle d’un homme ? Aucune, il ne s’agit que d’atomes assemblés différemment.

Une analogie très célèbre de Démocrite pour expliquer l’atomisme, reprise dans le poème de Lucrèce, compare les atomes aux lettres de l’alphabet. Une comédie et une tragédie ne sont-elles pas composées des mêmes lettres ? Leur sens diffère pourtant tout à fait. Ainsi donc de la réalité qui n’est que le produit d’une combinaison d’atomes.

Et ce qui importe pour les atomes identiques
C’est la combinaison qu’ils forment avec d’autres
Et les mouvements qu’ils se communiquent.
Car ceux qui forment ciel, mer, terre, fleuves, soleil
Se trouvent dans les arbres, les moissons, les animaux,
Mais unis à d’autres et mus diversement.
Oui, même dans mes vers, tu vois disséminées
De nombreuses lettres communes à bien des mots,
Pourtant les vers, les mots, il te faut l’admettre,
Diffèrent par leur sens et leur sonorité.
Tel est le pouvoir des lettres par simple transposition,
Mais les atomes disposent de pouvoirs plus nombreux
Pour créer toutes les choses dans leur diversité [v].

Comment une pensée si moderne a-t-elle pu germer aussi précocement dans l’esprit de l’homme ? A quoi est due cette formidable intuition ?

Savoir que Leucippe fut le disciple de Zénon d’Elée peut fournir un premier élément de réponse. Philosophe grec du Vème siècle avant Jésus-Christ, Zénon est surtout connu pour les paradoxes qui portent son nom, et qui prétendent démontrer l’absurdité de la divisibilité à l’infini.

Le paradoxe d’Achille et de la tortue se fonde sur une course à pied entre le célèbre héros et, donc, une tortue. Conscient de ses capacités, Achille accorde gracieusement une avance de mille mètres à la tortue. Selon Zénon, malheureusement jamais Achille ne pourra rattraper l’avance de la tortue : cette dernière gardera toujours son avance.

Pourquoi ? Car lorsqu’il aura finalement comblé les mille mètres d’avance de la tortue, celle-ci aura continué à avancer jusqu’à un point B. Et durant le temps qu’il faudra à Achille pour parvenir au point B, la tortue aura avancé jusqu’à un point C, certes très proche, mais qui demandera à nouveau à Achille un certain temps durant lequel la tortue aura avancé jusqu’à un point D, encore plus rapproché… A chaque fois qu’Achille atteint un point où se trouvait la tortue, celle-ci avance encore un peu plus loin. Jamais Achille ne pourra la rattraper.

La tortue avancera toujours d'une certaine distance, aussi petite soit-elle... Elle gardera une avance, même infinitésimale, sur Achille.

La tortue avancera toujours d’une certaine distance, aussi petite soit-elle… Elle gardera une avance, même infinitésimale, sur Achille.

Le paradoxe de la pierre est encore plus éloquent. Zénon se trouve à, disons, dix mètres d’un arbre, et lance une pierre vers celui-ci. La pierre n’atteindra jamais l’arbre.

Pourquoi ? Car la pierre devra d’abord parcourir la moitié de la distance qui la sépare de l’arbre, soit 5 mètres, puis à nouveau la moitié de la distance qui la sépare de l’arbre, soit 2,5 mètres, puis à nouveau la moitié de cette distance, jusqu’à atteindre des distances infinitésimales. En fait, la pierre devra toujours parcourir la moitié de la distance qui lui reste ; cela représente une infinité d’étapes à franchir, et donc jamais elle ne touchera l’arbre.

Paradoxe de la dichotomie : la pierre va parcourir la moitié de la distance, puis 1/4, puis 1/8, puis 1/16, et ainsi de suite... Elle parcourra toujours la moitié de la distance précédente.

Paradoxe de la dichotomie : la pierre va parcourir la moitié de la distance, puis 1/4, puis 1/8, puis 1/16, et ainsi de suite… Elle parcourra toujours la moitié de la distance précédente.

Ces paradoxes sont aujourd’hui tous résolus, mais ils illustrent bien la question de la divisibilité à l’infini. Pour Leucippe, la réponse à ces paradoxes était sans doute clair : il existe une limite inférieure à la divisibilité.

Démocrite fournit d’autres arguments en faveur de l’existence des atomes. Il imagine ainsi que l’usure d’une roue pouvait être due à la perte lente et répétée d’infimes particules invisibles à l’œil nu.

Les écrits de Démocrite, nombreux et couvrant des sujets extrêmement vastes, ont tous disparus. Au début de sa Petite Cosmologie, il écrit : « Dans cet ouvrage, je traite de tout. »

Ah combien il est frustrant de penser à ces œuvres perdues sur lesquelles jamais nous ne pourrons poser les yeux ! Mais gardons loin de nous tout désespoir : il est aussi fascinant de reconstituer la pensée d’un auteur, fragment par fragment, presque atome par atome, pourrait-on dire… Et puis, il nous reste tout de même le De Natura Rerum, et ça, ce n’est pas rien…


[i] Deux autres copies du IXème siècle existent, mais leur influence dans le monde intellectuel de l’époque est quasi nulle.
[ii] A lire sur la découverte du Pogge, Quattrocento de Stephen Greenblatt.
[iii] Diogène Laërce, VI, 73.
[iv] Précision important : l’atome antique n’est pas l’atome moderne, ou pas tout à fait. L’atome est en effet sécable : des particules plus petites existent.
[v] Lucrèce, De Natura Rerum,  I, 817 – 829

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