Giordano Bruno fut envoyé sur le bûcher pour avoir osé imaginer l'infini. Une image tirée de la série documentaire Cosmos.
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Giordano Bruno – 3 – Le bûcher de l’immortalité

Il fut une époque où oser se tourner vers le ciel pour y contempler l’infini était considéré comme un crime passible de mort… Les bourreaux de Giordano Bruno auront échoué dans leur tentative de brûler l’homme pour étouffer ses idées. Quatre siècles plus tard, la pensée de cet éternel martyr de la science infuse encore parmi l’esprit des hommes.

1 – Éloge de l’errance
2 – Prophète de l’infini
3 – Le bûcher de l’immortalité

Retour au pays des vertes années

Petit rappel : en 1591, après des années d’errance à travers l’Europe, Giordano Bruno – dit « le Nolain » (parce qu’il est originaire de la ville de Nola) – accepte l’invitation d’un jeune noble, Giovanni Francesco Mocenigo, à se rendre en Italie, à Venise, pour lui inculquer les secrets de sa formidable science de la mémoire. L’Italie… Bruno n’a pas revu sa terre natale depuis 1578. Il sait combien elle est dangereuse, et met plusieurs mois avant de se décider. Au-delà d’un retour nostalgique, c’est sans doute l’illusion de pouvoir vivre et enseigner sans subir de persécutions dans une république vénitienne relativement libre qui lui force le pas.

En 1591, Bruno arrive donc à Venise, à l’âge de quarante-trois ans, épuisé après deux décennies d’errance.

Le Grand Canal à Venise, huile sur toile de Canaletto (1726-1727)
Le Grand Canal à Venise, huile sur toile de Canaletto (1726-1727)

Il se rend bientôt à Padoue, où il enseigne durant quelques mois à l’Université, en espérant sans doute obtenir la chaire de mathématiques. En mars 1592, il retourne à Venise, auprès de Mocenigo, pour y dispenser comme convenu sa science de la mémoire. Le 21 mai, Bruno informe Mocenigo qu’il souhaite se rendre à Francfort pour y faire imprimer des œuvres ; Mocenigo refuse et le séquestre, pensant que ce voyage n’est qu’un prétexte pour abandonner les leçons. Le 23 mai, Mocenigo dénonce Bruno à l’Inquisition, l’accusant de blasphème, et non des moindres. Il porte vingt accusions contre le philosophes, parmi lesquelles :

  • Le mépris des religions
  • La réfutation de la Trinité divine et de la transsubstantiation
  • La négation de la virginité de Marie et des punitions divines
  • La croyance dans l’éternité du monde et dans l’existence de mondes infinis
  • La pratique des arts magiques

Le soir même, Bruno est arrêté et enfermé dans les prisons de l’Inquisition vénitienne. Il se défend face �� ses juges, se faisant pédagogue sur ses idées, sans jamais les renier : il confesse ainsi ne croire ni dans le géocentrisme ou l’unicité du système solaire en ce qui concerne la physique ; ni dans la Trinité ou la virginité de Marie en ce qui concerne la religion. Il nie cependant tout blasphème. Il est peut-être torturé, bien que cela ne soit pas avéré.

Comme il l’aura toujours fait durant sa vie, Bruno se défend devant l’Inquisition en se présentant comme un philosophe :

Le contenu de tous mes livres en général est philosophique et […] j’y ai toujours parlé en philosophe, suivant la lumière naturelle, sans me préoccuper de ce que la foi nous commande d’admettre.

Résistances

Le supplice d'Algieri, gravure de Jean Luyken (1685)
Le supplice d’Algieri, gravure de Jean Luyken (1685)

Devant la gravité des faits, le pape Clément VIII ordonne à l’Inquisition vénitienne que Bruno soit extradé à Rome. Quelques années plus tôt, un autre habitant de Nola fut extradé de Venise vers Rome, le luthérien Pomponio Algieri, qui fut bouilli dans une chaudière remplie d’huile, le 22 août 1556 :  il survécut quinze minutes avant de succomber. Pourtant pour Bruno, c’est une aubaine : il demande justement à parler au Pape en personne pour lui exposer ses vues. Il n’en aura pas l’occasion : il est enfermé sitôt transféré. Et pour longtemps, très longtemps. Le procès de Bruno, comme sa vie toute entière, est une longue errance, faite de suspensions, de longs moments d’interruption, de répit. Un répit pour le récit, certainement pas pour Bruno qui s’évertue à prouver son innocence. Ah ! On imagine la peine de ce philosophe, qui ne demanda jamais rien d’autre que de pouvoir étudier et enseigner en paix, obligé de débattre avec les pires des sophistes !

Un sort d’autant plus regrettable qu’il est empiré par une nouvelle dénonciation. Le cas de Giordano Bruno s’aggrave. Le frère capucin Celestino de Vérone, son codétenu à Venise, porte de graves accusations : Bruno aurait affirmé que le Christ n’est pas mort sur une croix, que tous les prophètes sont des hommes faux et menteurs ayant donc mérité leur sort, que l’Enfer n’existe pas, et tant d’autres hérésies. Plus tard, pourtant libre, Celestino de Vérone s’auto-dénoncera à l’Inquisition de Venise, sur des accusations tellement graves qu’elles furent gardées secrètes. Il mourra de la même manière et au même endroit que Bruno, sur le Campo dei Fiori à Rome, très exactement cinq mois avant le philosophe Nolain. Un autre codétenu, Francesco Graziano, de la ville d’Udine, ajoute que Bruno méprise les saintes reliques.

Bruno face à ses juges, dans la série documentaire Cosmos.
Bruno face à ses juges, dans la série documentaire Cosmos.

La déposition est envoyée à Rome : Bruno est désormais suspecté de douze nouveaux chefs d’accusation, en plus des dix premiers. Sa ligne de défense reste alors la même : en pédagogue, Bruno explique sa pensée, et nie les accusations dont il fait l’objet, qui ne sont principalement que des déformations simplistes. Érudition, rigueur, honnêteté du philosophe face à ses adversaires. En 1594, les cardinaux chargés de prononcer leur sentence décident d’examiner l’intégralité des œuvres du Nolain afin de mieux en percer le sens. Il leur faudra plus de deux ans. Errance, disions-nous.

En 1597, Bruno est à nouveau interrogé, à la suite de quoi sont émises huit censures, c’est-à-dire des contestations de ses opinions. Mais le procès est encore une fois reporté, parce que le pape Clément VIII s’absente de Rome durant près de huit mois.

Le 18 janvier 1599, finalement, la Congrégation demande à Bruno d’abjurer ces huit propositions. Il faut alors imaginer notre philosophe, reclus au fond de sa cellule, dans l’obscurité. Si son corps est enfermé, en revanche toute sa vie son esprit a conservé sa liberté. L’exil, d’abord, plutôt que la soumission. La prison, ensuite, une fois revenu au pays. Alors, faut-il abjurer, faut-il refuser de lever les yeux pour contempler les vertiges de l’infini, regarder plutôt ses pieds en courbant l’échine devant le dogme ? Bruno hésite.

Vers la postérité

Puisque l’histoire adore les duels, il faut évoquer l’adversaire de Bruno dans ce terrible procès : le cardinal Robert Bellarmin. Il serait trop simpliste de résumer l’opposition entre ces deux hommes comme un combat du savoir contre l’obscurantisme : Bellarmin est loin du stéréotype habituel de l’inquisiteur. Il converse longuement avec Bruno, cherchant à le faire revenir sur ses positions, et donc à lui sauver la vie.

Mais Bruno tergiverse :

  • Le 10 septembre, il se déclare prêt à abjurer les huit propositions
  • Le 16 septembre, il se rétracte
  • Le 21 décembre, il annonce finalement qu’il refusera toute abjuration, n’ayant rien à repentir

Le 8 février 1600, à genoux, il écoute sa sentence : la mort sur le bûcher. Il dit à ses juges :

Vous éprouvez sans doute plus de crainte à rendre cette sentence que moi à la recevoir.

Et cette phrase historique résume finalement parfaitement le combat de Bruno et son abnégation face à l’adversité. Jamais il n’aura renoncé à ses idées, contrairement à d’autres, comme le rappelle un peu sévèrement Jacques Attali, dans un article consacré au Nolain :

Un peu plus tard, Galilée, confronté à la même menace, proférée d’abord en 1616 par le même Bellarmin, puis en 1633 par son successeur, pour des thèses beaucoup moins audacieuses, se rétractera en tremblant, à genoux, marmonnant seulement entre ses dents le trop célèbre « et pourtant elle tourne », signe ultime de sa lâcheté.

Galilée devant le Saint-Office au Vatican, de Joseph-Nicolas Robert-Fleury (1847)
Galilée devant le Saint-Office au Vatican, de Joseph-Nicolas Robert-Fleury (1847)

La fin de cette histoire est si tragique qu’elle ne mérite guère plus que quelques phrases : Bruno est emmené le 17 février sur le Campo de’ Fiori, à Rome, où il meurt brûlé. Ultime geste d’insoumission, toutefois : il détourne le regard de la croix qu’on lui tend. Ses cendres sont jetées dans le Tibre, le fleuve qui traverse Rome.

L’histoire s’applique parfois à porter à la postérité ceux dont leur leurs contemporains n’ont pas voulu. Ainsi d’Erostrate, l’incendiaire du  temple d’Artémis à Éphèse, dont on n’a gardé que le seul nom, ce nom qu’il était pourtant devenu interdit de citer sous peine de mort. Et ainsi de Bruno, porté par les flammes vers l’immortalité.

Aujourd’hui, sur le Campo de’ Fiori, à Rome, une statue en bronze de Bruno encapuchonné tient un livre entre ses mains. A ses pieds, une inscription en italien précise :

A Bruno. Le siècle par lui deviné. Là où le bûcher l’a brûlé.

L'inauguration de la statue, en 1889.
L’inauguration de la statue, en 1889.

Sculptée par Ettore Ferrari, un franc-maçon italien, elle fut inaugurée en 1889. Source de nombreuses controverses, notamment de la part du Pape qui avait alors menacé de quitter Rome, elle demeura pourtant là, imperturbable. L’errance est terminée. Malgré les éternelles réticences de l’Eglise (le cardinal Poupard refusa en 2000 de réhabiliter le Nolain), Bruno est définitivement installé au firmament des savants.

3 Commentaires

  1. Les illumines dans route l’histoire de l’humanite ont toujours paye de leur vies… Il a toujours ete ainsi….Au commencement c’etait les martyrs de l’eglise qui etaient persecutes; plus tard, c’etait l’eglise qui devenair bourreau.

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