Des tardigrades sur la Lune ?!
L’actualité spatiale a parfois des allures de récit de science-fiction. Ainsi de ces gros titres annonçant l’arrivée de tardigrades – d’étranges petites créatures très résistantes – sur la Lune, à bord d’une sonde israélienne qui s’y est écrasée. On imagine alors les tardigrades coloniser notre satellite, et on se demande s’ils ne seraient pas arrivés sur Terre par un moyen similaire… Au-delà de ces rêveries, cet épisode permet de revenir sur une question importante : celle de la pollution biologique des mondes cosmiques explorés par l’homme.
Crash
Il ne faut jamais l’oublier : l’exploration spatiale est compliquée, et son histoire est ponctuée d’au moins autant d’échecs que de réussites. Envoyer quelque chose dans l’espace est déjà, en soi, un exploit ; atterrir sur un monde extraterrestre relève de la prouesse.
Le 11 avril dernier, l’atterrisseur Beresheet de l’entreprise israélienne SpaceIL s’écrase à la surface de la Lune à cause d’un problème moteur. Les dernières photos prises par la sonde essaiment sur les réseaux sociaux, et puis plus rien. Et puis, près de quatre mois plus tard, un article au titre surprenant, publié sur le site américain Wired, fait le tour de la toile : l’atterrisseur aurait déployé des milliers de tardigrades sur la Lune ! Pour bien comprendre cette affaire, il faut d’abord parler d’un homme : Nova Spivack. C’est le fondateur ambitieux d’une organisation appelée Arch Mission Foundation, dont l’objectif n’est rien de moins que de créer une sorte d’Arche de Noé de la connaissance humaine, appelée à nous survivre dans l’espace alors que notre existence ici-bas est menacée. Concrètement, Spivack souhaite inclure dans les sondes de plusieurs missions spatiales des sortes de disque composés de fines couches de nickel, support de stockage du savoir humain et d’échantillons de notre génome ou du monde qui nous entoure.
La sonde Beresheet contenait un tel disque. Fort bien. Le problème, c’est que Spivack y a inclus une petite surprise, des tardigrades, et ce sans en informer l’entreprise israélienne.
Dans un article publié sur le site Mashable, il confie :
On ne le leur a pas dit [à SpaceIL], qu’on inclurait de la vie dans ce truc. Les agences spatiales n’aiment pas les changements de dernière minute. Alors on a décidé de prendre le risque. Nous avons fait en sorte d’éviter tout risque de contamination à l’extérieur de notre chargement, qui a été scellé et est sous vide.
De toute façon, après un crash et à la surface d’un monde aussi hostile que la Lune, aucun risque que ces minuscules créatures ne survivent, n’est-ce pas ? Et bien… Il est permis d’en douter.
If I were a tardigrade I’d move out from home
C’est un petit animal qui mesure environ un millimètre, et dont la forme assez particulière lui a valu le surnom d’ourson d’eau. Le tardigrade n’est pas vraiment une créature extrêmophile puisqu’il ne vit pas dans des environnements dits extrêmes (on peut d’ailleurs le croiser un peu partout sur la planète) ; par contre, il résiste très bien à ceux-ci, c’est la raison pour laquelle il intéresse grandement la communauté scientifique.
Il serait sans doute plus facile de lister ce qui peut tuer le tardigrade, plutôt que ce à quoi il peut résister. Globalement, au froid, au chaud, à des pressions extrêmes, à la sécheresse, aux radiations, et même au vide spatial ! Ils sont en fait capables d’entrer dans un état de cryptobiose, ou de stase. Plus proches de la mort que de la vie, ils peuvent demeurer ainsi inertes pendant des années, et ressusciter dès que les conditions deviennent à nouveau favorables.
Des hypothèses de panspermie fascinantes mais sans véritable fondement scientifique se demandent même si les tardigrades ne viendraient pas de l’espace et auraient été apportées sur Terre par un astéroïde qui s’y serait écrasé !
Voilà donc le problème : les tardigrades, protégés dans la résine d’époxy de leur disque, sont en état de cryptobiose à la surface de la Lune, attendant patiemment d’être réveillés…
Je te survivrai
Malgré tout, il est peu probable de voir des hordes de tardigrades pulluler sur la Lune. Pour revenir à la vie, ils doivent d’abord être sortis de leur état de cryptobiose. Il est également possible qu’ils aient été affectés par les conditions dans lesquels ils ont été stockés. Et dans l’état actuel de nos connaissances, d’ici une décennie, il ne devrait plus être possible de les réanimer.
En fait, pour en être absolument persuadé, il faudrait récupérer l’arche de Spivack. C’est ce qu’il souhaite, d’ailleurs, et ce serait effectivement intéressant d’un point de vue biologique. Or aucune mission, robotique ou habitée, n’est prévue à proximité du site du crash de la sonde. Il y donc fort à parier que les débris de la sonde rejoignent la liste des objets de fabrication humaine qui reposent sur la Lune, et que le petit disque contenant notamment des tardigrades résiste aux années, aux siècles et aux millénaires à venir, sans que nous n’en entendions plus jamais parler.
Mais alors pourquoi une telle agitation ? C’est que toute cette histoire relance un débat hautement polémique : celui de la pollution biologique spatiale.
Le huitième passager
Inévitablement, l’homme emporte avec lui dans l’espace des passagers clandestins invisibles à l’œil nu : les bactéries. Il est de notre responsabilité d’éviter de contaminer les mondes extraterrestres que nous visitons et qui, potentiellement, peuvent déjà contenir une forme de vie microbienne. Il s’agit aussi de ne pas tromper nos recherches, et de s’assurer que si de la vie microbienne est trouvée un jour quelque part, elle ne provienne pas de la Terre. A l’inverse, il est également nécessaire de protéger la Terre en cas de retour d’échantillons venus du cosmos. Ce sujet est si primordial que les sondes sont précautionneusement stérilisées avant d’être envoyées dans l’espace, et que le lieu éventuel de leur crash est contrôlé.
Le COSPAR (Commitee On Space Research), un comité international doté d’un groupe sur la question, a classé les différentes missions spatiales en quatre catégories (ainsi qu’une cinquième qui concerne le retour d’échantillons sur Terre), selon les lieux explorés et les précautions nécessaires à prendre pour éviter toute contamination :
- Catégorie I : les missions à destination de mondes qui ne sont pas intéressants pour comprendre l’apparition et le développement de la vie dans l’Univers (le Soleil, Mercure)
- Catégorie II : les missions vers des corps célestes intéressants pour comprendre l’origine de la vie, mais sur lesquels d’éventuelles contaminations auraient très peu d’impact (la Lune ou Vénus)
- Catégorie III : ce sont des missions de survol et d’orbiteur à destination de mondes que lesquels une contamination pourrait mettre en péril de futures missions destinées à comprendre l’apparition et l’évolution chimique de la vie (Mars, Encelade)
- Catégorie IV : concerne le même type de mondes que la catégorie III, mais cette fois avec des sondes qui s’y posent, comme des atterrisseurs ou des rovers
Aucune protection particulière n’est requise pour la catégorie I. Pour toutes les autres, diverses mesures sont recommandées, principalement pour stériliser le matériel qui y est envoyé. Ainsi, dans la catégorie IV, la probabilité de contamination doit être inférieure à 1 chance sur 10 000.
La NASA, qui dispose d’un bureau dédié à la protection planétaire, utilise ces différentes catégories et leurs recommandations respectives. Les procédés de stérilisation sont extrêmement complexes et rigoureux, et tout est fait pour que les sondes envoyées dans l’espace ne contiennent aucune bactérie.
La principale critique adressée à Nova Spivack, c’est qu’il a nié tous ces principes internationaux, et a potentiellement contaminé la Lune avec des organismes terrestres vivants.
Sur son compte Twitter, devant le tollé généré par l’affaire, il se défend :
- La contamination d’autres mondes ne peut pas être totalement évitée, à moins d’arrêter l’exploration spatiale
- Envoyer des tardigrades sur un monde mort comme la Lune n’est pas comme en envoyer sur Mars
- Il y a de toute façon probablement déjà des tardigrades sur la Lune et sur Mars !
Les deux premiers arguments, au regard de ce qui a été expliqué plus haut, semblent raisonnables. Malgré toutes les précautions prises, les sondes peuvent emporter avec elles des passagers clandestins. Les salles stériles de la NASA ne le sont pas tout à fait. Selon certains experts, ce sont pas moins d’un milliard de spores de bactéries qui auraient été envoyés sur Mars depuis les débuts de son exploration ! Et la Lune étant un corps de catégorie II, le risque de contamination est faible, voire inexistant.
Lisa Pratt, chargé du sujet à la NASA, se montre d’ailleurs rassurante dans un e-mail adressé au site The Verge :
Bien qu’une contamination biologique excessive et non contrôlée de la surface de la Lune ne soit pas scientifiquement souhaitable, de petites quantités de tardigrades encapsulées dans de l’ambre auront probablement un impact minimal sur l’environnement.
En affirmant que les tardigrades sont peut-être déjà présents sur la Lune et sur Mars, Spivack fait référence à un article publié peu après le début de l’affaire sur le blog de l’astronome britannique Caleb Scharf. L’idée est la suivante : les astéroïdes, qui bombardent les corps célestes, éjectent de la matière dans l’espace – matière qui peut contenir des microbes ou des organismes extrêmement résistants. C’est la lithopanspermie.
Il explique :
Des impacts importants peuvent envoyer des milliards de morceaux de la surface de la Terre à travers le Système solaire […]. Il faudra peut-être des milliers d’années à certains de ces morceaux pour se retrouver sur d’autres corps planétaires, en se frayant un chemin à travers un réseau invisible de voies orbitales, mais ils y parviendront. En effet, la modélisation informatique des éjectas d’impact suggère que même des endroits très reculés comme Titan (la lune de Saturne) devraient – bien que rarement – être des destinataires de morceaux de la Terre. Des endroits comme Mars ou la Lune contiennent beaucoup plus de ces morceaux.
En somme, si l’homme ne contamine pas les mondes qu’il explore, la nature le fera pour lui. Pour autant, Scharf conseille la prudence, évoquant une éthique cosmique : il ne s’agit pas de faire n’importe quoi non plus.
Car c’est en fait la méthode employée par Spivack – peu protocolaire et surtout pas du tout transparente – qui déplaît, plus que les éventuels résultats de ses petits jeux. Depuis, il s’est excusé auprès de SpaceIL, parle volontiers de cette affaire comme d’une tempête dans un verre d’eau, et prévoit toujours d’équiper de futures sondes avec ses arches.
De toute évidence, avec l’arrivée progressive d’entreprises privées dans le domaine spatial, ces polémiques vont être amenées à se répéter. Alors, qu’en penser ? La vie sur Terre est aussi précieuse que la vie potentielle, même microscopique, au-delà de la Terre. Et il serait dommage que la découverte d’une vie extraterrestre – qui serait l’un des événements majeurs de l’histoire de l’humanité – soit mise en doute par la présence de bactéries terrestres. Ou pire, que ces mêmes bactéries annihilent, à terme, la vie sur Mars.
Pour autant, il ne faudrait pas que ces craintes empêchent l’homme de continuer à explorer l’espace. Il faut poser nos yeux ailleurs, à l’aide des télescopes, et il faut y poser les pieds aussi, avec nos sondes et rovers. Et leurs passagers clandestins !