Lorsque j’évoque les vertiges du cosmos à des amis, j’ai le plus souvent droit à trois types de réaction en retour. La première, c’est l’émerveillement face aux beautés du ciel. La seconde, c’est un haussement d’épaules, car après tout cela ne changera rien au quotidien de mon interlocuteur. La troisième, c’est l’angoisse, la sensation de n’être rien. C’est cette même angoisse que décrivait Blaise Pascal, il y a près de quatre siècles, dans ses Pensées.
De l’univers clos à l’univers infini
Les Pensées sont un recueil de notes et de réflexions diverses rassemblées après la mort de Blaise Pascal (1623 – 1662), qui devaient à l’origine servir à la rédaction d’un essai appelé Apologie de la religion chrétienne. Devenu profondément croyant suite à une expérience mystique, Pascal entendait défendre la foi sans pour autant renier les sciences. Même fragmenté, cet essai devenu les Pensées est un classique de la littérature française et plus globalement de la philosophie occidentale.
Une phrase des Pensées a été si souvent citée, reproduite, commentée, analysée que son sens initial s’est peut-être dilué dans la multitude d’interprétations qui en ont été faites. Que dit-elle ? Relisons d’abord le fragment numéro 17 du segment Misère des Pensées, duquel elle est issue :
Combien de royaumes nous ignorent ! Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
Que pouvait bien savoir Pascal du cosmos à l’époque de la rédaction de cette phrase, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle ?
Il faut en fait contextualiser cette phrase à l’aune des bouleversements induits par la Révolution copernicienne. Depuis près d’un millénaire et demi, c’est le modèle de Ptolémée qui prévalait, du nom de cet astronome grec qui résume au IIe siècle de notre ère la recherche astronomique antique dans son Almageste. Dans ce modèle dit géocentrique, la Terre est immobile et située au centre de l’Univers. Certains esprits précurseurs ont pensé autrement, comme par exemple le grec Aristarque de Samos au IIIe siècle avant Jésus-Christ ou encore Nicolas de Cues au XVe siècle, qui tentèrent de déloger la Terre de sa place centrale, mais leurs idées furent largement ignorées.
En 1543, soit l’année de sa mort, l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473 – 1543) publie Des révolutions des sphères célestes, le résultat d’une vie entière de recherche, un livre appelé à changer radicalement la place de l’homme au sein de l’Univers. Pour Copernic, c’est le Soleil qui est au centre de l’Univers, et autour de lui tournent la Terre et les autres planètes.
Dans son Dictionnaire amoureux du Ciel et des Etoiles, Trinh Xuan Thuan écrit :
L’univers héliocentrique de Copernic a asséné en 1543 un coup terrible à l’égo de l’homme. L’univers ne tourne plus autour de lui et le cosmos n’est plus créé pour son seul usage et bénéfice. L’homme n’en occupe plus la place centrale et il n’est plus au cœur de l’attention de Dieu.
Les idées de Copernic ne se diffusèrent pas aussitôt dans les milieux scientifiques et théologiques. Mais l’idée était là, elle existait, et par son efficacité et son élégance elle ne pouvait que supplanter peu à peu le modèle géocentrique. Elle fut d’abord ignorée, puis débattue, combattue, et enfin acceptée. Après plusieurs siècles, il est difficile de se représenter quels tourments intellectuels ont du subir les hommes raisonnables de l’époque : les doutes, les interrogations, les questions… Et aussi les angoisses de ce nouvel espace, où la place de Dieu est à réinventer.
Dans un article consacré au sujet, le chercheur Jean-François Stoffel s’interroge :
Non contente de détrôner l’homme en lui retirant la position centrale qui était la sienne dans l’univers, la révolution copernicienne n’a-t-elle pas également mis fin à ces analogies qui, unissant microcosme et macrocosme, donnaient un sens à l’existence et à la position de l’homme dans la nature ?
L’angoisse de Pascal, c’est celle du savant qui a accepté la Révolution copernicienne, et c’est celle du croyant qui lève les yeux vers le ciel et cherche la place de Dieu et de l’homme. Il n’y trouve pas de réponse : le ciel est muet.
Le site Les Pensées de Blaise Pascal propose un éclaircissement au travers d’un autre fragment :
Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.
L’angoisse face à un double infini : celui de l’espace et celui du temps, un vertige qui rend dérisoire la vie humaine, en cet endroit de l’espace et en cet endroit du temps.
Les nouveaux espaces infinis
Les avancées scientifiques n’auraient certes pas aidé Pascal à calmer ses angoisses. Nous vivons dans une éternelle Révolution copernicienne, qui repousse toujours plus nos horizons cosmologiques.
Nous savons désormais que la Terre est une planète comme une autre, qui tourne autour d’une étoile comme une autre, dans une galaxie comme une autre. La Voie Lactée contiendrait environ 300 milliards d’étoiles, avec au moins autant de planètes. Et l’univers observable contiendrait lui jusqu’à 2 000 milliards de galaxies.
Dans les années, les décennies, les siècles à venir, si l’homme affine sa connaissance du cosmos, peut-être sera-t-il confronté à d’autres vertiges : et si, finalement, notre univers n’était qu’un univers parmi tant d’autres, confirmant ainsi les théories du Multivers ? On ose imaginer
On peut légitimement estimer que la place de l’homme est dérisoire. On peut aussi s’émerveiller, et apprécier notre place privilégiée, puisque nous sommes à ce jour la seule espèce connue capable de s’interroger et décrypter les mystères du monde qui nous entoure. Ce qui rend l’humanité d’autant plus précieuse. Avec Copernic, Dieu a été délogé de sa place, mais pas l’homme.