{"id":484,"date":"2016-09-09T21:06:34","date_gmt":"2016-09-09T20:06:34","guid":{"rendered":"http:\/\/dans-la-lune.fr\/?p=484"},"modified":"2018-04-05T17:30:47","modified_gmt":"2018-04-05T16:30:47","slug":"nai-de-bouche-faut-crie","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/dans-la-lune.fr\/2016\/09\/09\/nai-de-bouche-faut-crie\/","title":{"rendered":"Je n’ai pas de bouche et il faut que je crie"},"content":{"rendered":"

Un peu de lecture aujourd’hui avec une nouvelle dont la traduction fran\u00e7aise a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9e dans le recueil\u00a0Histoires M\u00e9caniques<\/em>\u00a0(malheureusement \u00e9puis\u00e9 mais disponible sur le march\u00e9 de l’occasion). Nouvelle majeure de la science-fiction, d\u00e9crivant une contre-utopie o\u00f9 un ordinateur fou et cruel torture sans cesse, par-del\u00e0 l’espace et le temps, cinq personnages qui sombrent peu \u00e0 peu dans la folie. Un demi-si\u00e8cle apr\u00e8s sa parution originale, elle conserve toute sa force, surtout au regard des d\u00e9bats actuels sur le transhumanisme et plus particuli\u00e8rement les\u00a0craintes que suscitent l’essor de l’intelligence artificielle…\u00a0<\/em>La nouvelle peut \u00eatre t\u00e9l\u00e9charg\u00e9e au format PDF en cliquant sur ce lien<\/a>.<\/em><\/p>\n

Je n\u2019ai pas de bouche et il faut que je crie
\n<\/strong>(I\u00a0Have No Mouth, And I Must Scream)<\/p>\n

Harlan Ellison
\nTraduction de Michel Deutsch<\/p>\n

Flasque, le corps de Gorrister pendait \u00e0 la corniche rose, loin au-dessus de nous, dans la salle centrale. La brise glac\u00e9e, visqueuse, qui balayait \u00e9ternellement la grotte principale ne le faisait pas fr\u00e9mir. Il \u00e9tait accroch\u00e9 la t\u00eate en bas, fix\u00e9 \u00e0 la face int\u00e9rieure de la corniche par la semelle de sa botte droite. Une incision pr\u00e9cise allant d\u2019une oreille \u00e0 l\u2019autre sous la m\u00e2choire l\u2019avait vid\u00e9 de son sang. Il n\u2019y avait pas de tache sur le sol de m\u00e9tal miroitant.<\/p>\n

Quand Gorrister a rejoint notre groupe et vu son cadavre, il \u00e9tait trop tard\u00a0: nous n\u2019avions pas compris \u00e0 temps qu\u2019une fois de plus M.A. s\u2019\u00e9tait jou\u00e9 de nous et avait pris son plaisir \u2013 que c\u2019avait \u00e9t\u00e9 une diversion organis\u00e9e par la machine. D\u00e9j\u00e0 nous avions vomi, nous d\u00e9tournant les uns des autres, en un r\u00e9flexe aussi vieux que la naus\u00e9e qui le causait.<\/p>\n

Gorrister \u00e9tait devenu livide. \u00ab\u00a0Mon Dieu\u00a0!\u00a0\u00bb a-t-il murmur\u00e9 en s\u2019\u00e9loignant. Plus tard, nous l\u2019avons suivi. Nous l\u2019avons retrouv\u00e9 assis, le visage enfoui dans les mains, le dos appuy\u00e9 \u00e0 une petite banque d\u2019ordination gr\u00e9sillante. Ellen s\u2019est agenouill\u00e9e pr\u00e8s de lui et lui a caress\u00e9 les cheveux. Il ne bougeait pas mais sa voix s\u2019est \u00e9lev\u00e9e, tr\u00e8s distincte en d\u00e9pit de sa paume planqu\u00e9e contre sa bouche\u00a0: \u00ab\u00a0Pourquoi n\u2019en finit-il pas avec nous une fois pour toutes\u00a0?\u00a0Seigneur, je ne sais pas combien de temps encore je pourrai tenir.\u00a0\u00bb<\/p>\n

Nous \u00e9tions dans l\u2019ordinateur depuis cent neuf ans.<\/p>\n

Gorrister formulait tout haut ce que nous pensions tous.<\/p>\n

\"Harlan
Harlan Ellison est n\u00e9 en 1934. Son oeuvre est foisonnante, et malheureusement en partie in\u00e9dite en fran\u00e7ais.<\/figcaption><\/figure>\n

Nimdok (c\u2019est le nom que la machine l\u2019obligeait \u00e0 employer parce que les sonorit\u00e9s \u00e9tranges l\u2019amusaient) avait une hantise\u00a0: il s\u2019imaginait qu\u2019il y avait des conserves dans les grottes de glace et que nous devions nous y rendre. Gorrister et moi restions sceptiques. \u00ab\u00a0C\u2019est encore du baratin, avais-je dit \u00e0 mes compagnons. Comme cette histoire d\u2019\u00e9l\u00e9phant congel\u00e9 qu\u2019il nous a fait avaler. Benny a failli en perdre les p\u00e9dales. Au bout du compte, on trouvera quelque chose d\u2019avari\u00e9 ou je ne sais quoi. Si vous voulez mon avis, restons ici. Il faudra bien que M.A. nous apporte quelque chose, sinon nous mourrons.\u00a0\u00bb<\/p>\n

Benny avait hauss\u00e9 les \u00e9paules. Il y avait trois jours que nous n\u2019avions pas mang\u00e9. Notre dernier repas avait \u00e9t\u00e9 compos\u00e9 de vers. Des vers gras et gluants.<\/p>\n

Nimdok aussi devait douter. Il savait que c\u2019\u00e9tait un plan hasardeux, mais il devenait de plus en plus maigre. Ce ne pourrait \u00eatre pire ailleurs. Il ferait plus froid mais quelle importance\u00a0? Le froid, le chaud, la pluie, la lave, l\u2019\u00e9bouillantement, les sauterelles\u2026 rien n\u2019avait jamais d\u2019importance\u00a0: la machine se masturbait et il fallait se faire une raison ou mourir.<\/p>\n

C\u2019est Ellen qui avait emport\u00e9 la d\u00e9cision\u00a0: \u00ab\u00a0Il faut que j\u2019aie quelque chose \u00e0 me mettre sous la dent, Ted. Il y aura peut-\u00eatre des bo\u00eetes de poires ou de p\u00eaches au sirop. Je t\u2019en prie, Ted, risquons le coup\u00a0!\u00a0\u00bb<\/p>\n

J\u2019avais c\u00e9d\u00e9 sans discuter. A quoi bon\u00a0? Aucune importance. Mais Ellen m\u2019en fut reconnaissante. Elle me dit deux fois l\u2019amour en dehors de mon tour. M\u00eame cela avait cess\u00e9 de compter. La machine ricanait chaque fois que nous faisions l\u2019amour. Un rire bruyant, sonore, qui retentissait en haut, derri\u00e8re, tout autour de nous. Et comme ce rire ne s\u2019arr\u00eatait pas, ce n\u2019\u00e9tait pas la peine de se tracasser.<\/p>\n

Nous nous sommes mis en route un jeudi. La machine nous pr\u00e9cisait toujours la date. L\u2019\u00e9coulement du temps \u00e9tait important. Pas pour nous, bien s\u00fbr, mais pour elle. Jeudi. Merci.<\/p>\n

Nimdok et Gorrister se sont pris par les poignets afin de faire une chaise \u00e0 porteurs \u00e0 l\u2019intention d\u2019Ellen. Benny et moi encadrions le trio, l\u2019un marchant devant et l\u2019autre derri\u00e8re, afin qu\u2019Ellen f\u00fbt prot\u00e9g\u00e9e si quelque chose arrivait. Prot\u00e9g\u00e9e\u00a0? On se demande comment\u00a0!<\/p>\n

Il n\u2019y avait que cent cinquante kilom\u00e8tres \u00e0 franchir pour parvenir aux grottes de glace. Le second jour, comme nous \u00e9tions \u00e9tendus sous cette esp\u00e8ce de soleil qui nous donnait des ampoules, la manne envoy\u00e9e par M.A. est tomb\u00e9e. Elle avait le go\u00fbt de l\u2019urine de sanglier bouillie. Nous l\u2019avons mang\u00e9e.<\/p>\n

Le troisi\u00e8me jour, nous avons p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans une vall\u00e9e d\u2019oubli remplie de vieilles carcasses rouill\u00e9es de complexes d\u2019ordinateurs. M.A. \u00e9tait aussi impitoyable avec lui-m\u00eame qu\u2019avec nous. C\u2019\u00e9tait un trait de sa personnalit\u00e9\u00a0: le go\u00fbt de la perfection. Soit pour \u00e9liminer les \u00e9l\u00e9ments improductifs de son \u00eatre, soit pour am\u00e9liorer les m\u00e9thodes de torture \u00e0 notre intention, M.A. \u00e9tait aussi consciencieux que ses inventeurs \u2013 depuis longtemps tomb\u00e9s en poussi\u00e8re \u2013 avaient pu l\u2019esp\u00e9rer.<\/p>\n

Une lumi\u00e8re filtrait de la vo\u00fbte et nous avons compris que nous devions nous trouver tr\u00e8s pr\u00e8s de la surface. Mais nous n\u2019osions pas ramper jusque-l\u00e0 pour en avoir le c\u0153ur net. A l\u2019air libre, il n\u2019y avait rien. Rien depuis plus de cent ans, si ce n\u2019est la d\u00e9pouille carbonis\u00e9e de ce qui avait \u00e9t\u00e9 jadis le domaine de milliards d\u2019\u00eatres. A pr\u00e9sent, nous n\u2019\u00e9tions plus que nous cinq, tapis dans les profondeurs. Nous cinq et M.A.<\/p>\n

J\u2019ai soudain entendu Ellen s\u2019\u00e9crier fr\u00e9n\u00e9tiquement\u00a0: \u00ab\u00a0Non, Benny\u00a0! Je t\u2019en prie, Benny, non\u00a0!\u00a0\u00bb<\/p>\n

Je me suis rendu compte que, depuis quelques minutes, Benny bredouillait entre ses dents. Il r\u00e9p\u00e9tait inlassablement\u00a0: \u00ab\u00a0Je vais sortir, je vais sortir, je vais sortir\u2026\u00a0\u00bb Sur son visage grima\u00e7ant pareil \u00e0 un museau de singe, il y avait une expression de tristesse et de ravissement. Les plaies des radiations que lui avait inflig\u00e9es M.A. pendant le \u00ab\u00a0festival\u00a0\u00bb faisaient des fronces ros\u00e2tres sur ses joues et ses traits paraissaient anim\u00e9s d\u2019une vie ind\u00e9pendante. De tous les cinq, Benny \u00e9tait peut-\u00eatre le plus heureux. Depuis de nombreuses ann\u00e9es, il \u00e9tait devenu fou \u00e0 lier.<\/p>\n

Nous pouvions \u00e0 notre gr\u00e9 abreuver M.A. des injures les plus orduri\u00e8res, nourrir les pens\u00e9es les plus scandaleuses \u00e0 son endroit \u2013 r\u00eaver de banques m\u00e9morielles court-circuit\u00e9es, d\u2019embases de cuivre oxyd\u00e9es, de filaments claqu\u00e9s, de valves de contr\u00f4le en miettes \u2013 mais il y avait une chose que la machine ne tol\u00e9rait pas\u00a0: les tentatives de fuite. J\u2019ai tendu le bras pour retenir Benny\u00a0; il a fait un bond et m\u2019a \u00e9chapp\u00e9. Il a grimp\u00e9 \u00e0 quatre pattes sur un petit cube-m\u00e9moire rempli de composants moisis et y est rest\u00e9 accroupi, tout \u00e0 fait l\u2019image du chimpanz\u00e9 auquel M.A. avait voulu qu\u2019il ressembl\u00e2t.<\/p>\n

Puis il a agripp\u00e9 d\u2019un bond une poutrelle corrod\u00e9e, l\u2019a escalad\u00e9e \u00e0 la force du poignet et s\u2019est juch\u00e9 sur une saillie en encorbellement, six m\u00e8tres au-dessus de nous.<\/p>\n

\u00ab\u00a0Oh\u00a0! Ted, Nimdok, je vous en supplie, aidez-le\u00a0! Allez le chercher avant\u2026\u00a0\u00bb Ellen ne pouvait en dire davantage. Elle agitait les mains, impuissante. Ses yeux se remplissaient de larmes.<\/p>\n

Il \u00e9tait trop tard. Aucun d\u2019entre nous n\u2019avait envie de se trouver \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui quand se produirait ce qui devait se produire. En outre, nous savions \u00e0 quoi nous en tenir sur l\u2019inqui\u00e9tude d\u2019Ellen. Quand M.A. avait modifi\u00e9 Benny lors de sa p\u00e9riode de d\u00e9mence, ce n\u2019\u00e9tait pas seulement \u00e0 son visage que l\u2019ordinateur s\u2019\u00e9tait attaqu\u00e9. Il \u00e9tait devenu plus que viril dans les rapports intimes, et Ellen aimait \u00e7a\u00a0! Bien s\u00fbr, avec nous elle accomplissait son devoir, mais c\u2019est avec Benny que \u00e7a lui plaisait. \u00d4 Ellen, Ellen au pinacle, na\u00efve et pure Ellen, \u00f4 Ellen immacul\u00e9e\u00a0! Une roulure\u00a0!<\/p>\n

Gorrister l\u2019a gifl\u00e9e. Elle s\u2019est \u00e9croul\u00e9e en pleurant, les yeux fix\u00e9s sur le pauvre d\u00e9ment. Pleurer\u2026 sa grande d\u00e9fense\u00a0! Depuis soixante-quinze ans, nous en avions pris l\u2019habitude. Gorrister lui a lanc\u00e9 un coup de pied dans les c\u00f4tes.<\/p>\n

Et le bruit a commenc\u00e9. Un bruit qui \u00e9tait de la lumi\u00e8re. Moiti\u00e9 lumi\u00e8re et moiti\u00e9 son, scintillant d\u2019abord dans les yeux de Benny et devenant une pulsation de plus en plus puissante, une sonorit\u00e9 confuse qui allait grandissant tandis que s\u2019accentuait le rythme de ce battement lumineux. Ce devait \u00eatre douloureux, et la souffrance devait s\u2019intensifier \u00e0 mesure que la lueur gagnait en \u00e9clat et que montait le volume du son, car Benny s\u2019est mis \u00e0 geindre comme un animal bless\u00e9. D\u2019abord doucement quand la lumi\u00e8re \u00e9tait encore vague et le son assourdi, puis plus fort, la t\u00eate rentr\u00e9e dans les \u00e9paules et le dos vo\u00fbt\u00e9, comme pour se soustraire au supplice. Il avait crois\u00e9 les bras sur sa poitrine \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019un tamia. Sa t\u00eate oscillait de droite \u00e0 gauche et l\u2019angoisse plissait son petit museau de singe triste. Soudain, comme le son qui jaillissait devenait assourdissant, il s\u2019est mis \u00e0 hurler. Et le son ne cessait de s\u2019amplifier. Je me suis bouch\u00e9 les oreilles, mais c\u2019\u00e9tait peine perdue. Toute ma chair fr\u00e9missait, comme une feuille de papier d\u2019\u00e9tain au contact d\u2019une dent.<\/p>\n

Subitement, Benny s\u2019est redress\u00e9 comme une marionnette. A pr\u00e9sent, la lumi\u00e8re vibrante fusait de ses yeux en deux longs faisceaux cylindriques. Le son progressait selon une \u00e9chelle selon une \u00e9chelle de fr\u00e9quences incompr\u00e9hensible. Enfin Benny est tomb\u00e9 en avant et s\u2019est \u00e9cras\u00e9 sur le sol de m\u00e9tal o\u00f9 il est rest\u00e9 \u00e9tendu, agit\u00e9 de spasmes. Et la lumi\u00e8re coulait, coulait de ses yeux\u00a0; et le son atteignait des harmoniques incroyables.<\/p>\n

Enfin la lumi\u00e8re s\u2019est r\u00e9tract\u00e9e, rentrant \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de sa t\u00eate, le son s\u2019est amorti peu \u00e0 peu, et Benny est demeur\u00e9 \u00e0 la m\u00eame place, geignant lamentablement.<\/p>\n

Ses yeux \u00e9taient deux petites flaques molles et gluantes, qu\u2019on aurait dit remplies de pus. M.A. l\u2019avait rendu aveugle. Gorrister, Nimdok et moi-m\u00eame nous sommes d\u00e9tourn\u00e9s. Non sans avoir jet\u00e9 un coup d\u2019\u0153il \u00e0 Ellen. Une expression de soulagement s\u2019\u00e9tait peinte sur son visage enflamm\u00e9 et soucieux.<\/p>\n

\"Un
Un jeu adapt\u00e9 de la nouvelle, et auquel a collabor\u00e9 Ellison, est paru en 1995. Il a \u00e9t\u00e9 r\u00e9cemment adapt\u00e9 sur mobiles. Un tr\u00e8s bon jeu pour qui appr\u00e9cie le genre particulier du point and click.<\/figcaption><\/figure>\n

La caverne o\u00f9 nous avions \u00e9tabli notre camp baignait dans une lumi\u00e8re glauque. M.A. nous a fourni de l\u2019amadou pour allumer un feu et nous nous sommes blottis autour de ce faible foyer, nous racontant des histoires pour emp\u00eacher Benny de pleurer dans sa nuit.<\/p>\n

\u00ab\u00a0Que veut dire M.A.\u00a0?\u00a0\u00bb<\/p>\n

C\u2019est Gorrister qui lui a r\u00e9pondu. Nous avions d\u00e9j\u00e0 jou\u00e9 mille fois la m\u00eame sc\u00e8ne mais Benny y \u00e9tait attach\u00e9. \u00ab\u00a0Au d\u00e9but, cela voulait dire Multiordinateur Alli\u00e9. Puis c\u2019est devenu Manipulateur Adaptatif. Plus tard, quand la machine est n\u00e9e \u00e0 la conscience et a commenc\u00e9 \u00e0 coordonner ses \u00e9l\u00e9ments, on l\u2019a appel\u00e9 Menace Agressive. Mais d\u00e9j\u00e0 c\u2019\u00e9tait trop tard, et elle s\u2019est intitul\u00e9e de son propre chef M.A. en acc\u00e9dant \u00e0 l\u2019intelligence, et ce nom signifiait alors\u2026 cogito ergo sum<\/em>.\u00a0\u00bb<\/p>\n

Benny a bav\u00e9 un peu et renifl\u00e9.<\/p>\n

\u00ab\u00a0Il y avait le M.A. chinois, le M.A. russe, le M.A. am\u00e9ricain, etc\u2026\u00a0\u00bb Gorrister s\u2019est tu. Benny martelait de son poing massif les plaques m\u00e9talliques du sol. Il n\u2019\u00e9tait pas content. Gorrister n\u2019avait pas commenc\u00e9 par le d\u00e9but.<\/p>\n

Gorrister a repris au d\u00e9but\u00a0: \u00ab\u00a0Il y eut la Guerre froide qui aboutit \u00e0 la Troisi\u00e8me Guerre Mondiale. Elle se prolongea et devint une grande guerre, une guerre tr\u00e8s complexe dont la poursuite exigeait des ordinateurs g\u00e9ants. Les bellig\u00e9rants creus\u00e8rent les premiers silos et se mirent \u00e0 construire les M.A. Il y eut le M.A. chinois, le M.A. russe, le M.A. am\u00e9ricain, et tout alla bien jusqu\u2019au jour o\u00f9 toute la plan\u00e8te fut taraud\u00e9e d\u2019alv\u00e9oles abritant chaque nouvel \u00e9l\u00e9ment ajout\u00e9 aux autres \u00e9l\u00e9ments. Mais un jour M.A. s\u2019\u00e9veilla et sut qui il \u00e9tait, et il se rassembla et s\u2019alimenta en programmes de massacres, et il tua tout le monde sauf nous cinq. Alors, il nous a transport\u00e9s ici.\u00a0\u00bb<\/p>\n

Benny souriait tristement. Il recommen\u00e7ait \u00e0 baver. Ellen lui essuyait le coin de la l\u00e8vre avec le bas de sa jupe. Gorrister s\u2019effor\u00e7ait d\u2019\u00eatre chaque fois d\u2019\u00eatre un peu plus succinct mais, en dehors des faits brutaux, il n\u2019y avait rien \u00e0 dire. Nul ne savait pourquoi M.A. avait sauv\u00e9 cinq personnes, pourquoi ces cinq personnes \u00e9taient pr\u00e9cis\u00e9ment nous, pourquoi il passait son temps \u00e0 nous torturer. Nous ne savions m\u00eame pas pourquoi il nous avait virtuellement rendus immortels.<\/p>\n

Dans l\u2019obscurit\u00e9, un complexe ordinateur s\u2019est mis \u00e0 bourdonner. Un autre complexe \u00e0 un kilom\u00e8tre de l\u00e0, au fond de la caverne, en a fait autant. Puis, un \u00e0 un, tous les \u00e9l\u00e9ments se sont joints au ch\u0153ur et un chuintement s\u2019est \u00e9lev\u00e9 tandis que la pens\u00e9e circulait dans la machine.<\/p>\n

Le vrombissement grandissait et des \u00e9clairs illuminaient les consoles. Le bruissement s\u2019exasp\u00e9rait. Ont e\u00fbt dit le chant mena\u00e7ant d\u2019un million d\u2019insectes de m\u00e9tal en col\u00e8re.<\/p>\n

\u00ab\u00a0Qu\u2019est ce que c\u2019est\u00a0?\u00a0\u00bb a demand\u00e9 Ellen d\u2019une voix terroris\u00e9e. Elle n\u2019avait jamais r\u00e9ussi \u00e0 s\u2019y accoutumer.<\/p>\n

\u00ab\u00a0Cette fois, \u00e7a va \u00eatre dur, a murmur\u00e9 Nimdok.<\/p>\n

\u2014 Il va parler\u00a0\u00bb, s\u2019est risqu\u00e9 \u00e0 pronostiquer Gorrister.<\/p>\n

Je me suis lev\u00e9 d\u2019un bond. \u00ab\u00a0Fichons le camp d\u2019ici\u00a0!<\/p>\n

\u2014 Non, Ted\u2026 a r\u00e9pondu Gorrister sur un ton r\u00e9sign\u00e9. Assieds-toi. Il y a peut-\u00eatre des crevasses plus loin. On ne verra rien. Il fait trop noir.\u00a0\u00bb<\/p>\n

\"Les
Les nouvelles d’Ellison ont parfois \u00e9t\u00e9 adapt\u00e9es pour la t\u00e9l\u00e9vision, notamment Soldier, \u00e9pisode de la s\u00e9rie Au-del\u00e0 du r\u00e9el (Outer Limits), surtout connue pour le g\u00e9n\u00e9rique<\/a> absolument terrifiant de son remake des ann\u00e9es 90…<\/figcaption><\/figure>\n

Alors nous avons entendu. Quelque chose<\/em> se d\u00e9pla\u00e7ait dans les t\u00e9n\u00e8bres. Quelque chose d\u2019\u00e9norme qui marchait d\u2019un pas tra\u00eenant, quelque chose de poilu, d\u2019humide, qui avan\u00e7ait vers nous. Sans rien voir, nous \u00e9prouvions le sentiment d\u2019une masse pesante s\u2019approchant lourdement. Oui, quelque chose de lourd se dirigeait vers nous dans le noir, et cela cr\u00e9ait un sentiment d\u2019oppression comme si de l\u2019air inject\u00e9 dans un espace limit\u00e9 dilatait les parois invisibles d\u2019une sph\u00e8re. Benny s\u2019est mis \u00e0 sangloter. Nimdok s\u2019est mordu la l\u00e8vre pour l\u2019emp\u00eacher de trembler. Ellen a ramp\u00e9 sur le sol m\u00e9tallique pour se blottir contre Gorrister. Une odeur de fourrure mouill\u00e9e envahissait la caverne. Une odeur de bois br\u00fbl\u00e9. Une odeur de velours poussi\u00e9reux. Une odeur d\u2019orchid\u00e9es pourries. Une odeur de lait s\u00fbri. Une odeur de soufre, de beurre rance, d\u2019huile \u00e0 machine, de mauvaise graisse, de poussi\u00e8re de craie, de scalps humains.<\/p>\n

M.A. t\u00e2tonnait. Cherchait. Nous titillait. Une odeur de\u2026<\/p>\n

J\u2019ai pouss\u00e9 un hurlement strident et mes m\u00e2choires sont devenues douloureuses. Je me suis enfui \u00e0 quatre pattes, sur les froides plaques de m\u00e9tal aux lignes de rivets sans fin, poursuivi par l\u2019odeur qui m\u2019\u00e9touffait, tel un orage grondant contre l\u2019int\u00e9rieur de mon cr\u00e2ne. Je me suis enfui comme un cancrelat rampant mis\u00e9rablement dans l\u2019obscurit\u00e9, poursuivi par la chose<\/em> qui se mouvait inexorablement derri\u00e8re moi. Et les autres riaient l\u00e0-bas autour du feu, et le ch\u0153ur hyst\u00e9rique de leurs gloussements s\u2019\u00e9levait comme une fum\u00e9e dense et multicolore.<\/p>\n

En h\u00e2te, je suis all\u00e9 me cacher.<\/p>\n

Combien de temps cela a dur\u00e9, combien de jours ou m\u00eame d\u2019ann\u00e9es, jamais ils ne me l\u2019ont dit. Ellen m\u2019a reproch\u00e9 ouvertement ma \u00ab\u00a0bouderie\u00a0\u00bb et Nimdok s\u2019est efforc\u00e9 de me persuader que leur rire n\u2019avait \u00e9t\u00e9 qu\u2019un r\u00e9flexe nerveux.<\/p>\n

Mais je savais que ce n\u2019\u00e9tait pas le soulagement ressenti par le soldat quand son voisin re\u00e7oit la balle. Je savais que ce n\u2019\u00e9tait pas un simple r\u00e9flexe. Ils me ha\u00efssaient. Ils \u00e9taient s\u00fbrement contre moi, et M.A. le sentait, et il me rendait les choses plus p\u00e9nibles en raison de la profondeur de cette haine. Nous avions \u00e9t\u00e9 maintenus en vie, rajeunis, stabilis\u00e9s \u00e0 l\u2019\u00e2ge que nous avions quand il nous avait transport\u00e9s ici, et ils me ha\u00efssaient parce que j\u2019\u00e9tais le plus jeune et celui que M.A. avait le moins alt\u00e9r\u00e9.<\/p>\n

Je le savais. Oh\u00a0! oui, je le savais. Les salauds, et cette putain d\u2019Ellen. Jadis, Benny \u00e9tait un brillant th\u00e9oricien, professeur dans un coll\u00e8ge\u00a0; \u00e0 pr\u00e9sent, il n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re plus qu\u2019un semi-humain, mi-homme mi-singe. Il avait \u00e9t\u00e9 beau\u00a0: la machine avait d\u00e9truit cette beaut\u00e9. Il avait eu l\u2019esprit lucide\u00a0: la machine l\u2019avait rendu fou. Il avait aim\u00e9 les plaisirs raffin\u00e9s\u00a0: la machine l\u2019avait pourvu d\u2019un organe fait pour cheval. Oui, M.A. avait su traiter Benny. Gorrister, lui, \u00e9tait autrefois un inquiet\u00a0; c\u2019\u00e9tait un objecteur de conscience, un militant pacifiste, un homme m\u00e9thodique, un homme d\u2019action, un homme qui voyait loin. M.A. l\u2019avait d\u00e9pouill\u00e9 de lui-m\u00eame. Nimdok accomplissait de son propre gr\u00e9 de longs s\u00e9jours dans les t\u00e9n\u00e8bres. Je ne sais pas ce qu\u2019il faisait l\u00e0-bas, M.A. ne nous l\u2019avait jamais appris. Mais quand il en revenait, il \u00e9tait bl\u00eame, comme vid\u00e9 de son sang, et il tremblait. M.A. s\u2019en \u00e9tait pris \u00e0 lui d\u2019une mani\u00e8re sp\u00e9ciale, impitoyable, m\u00eame si nous ignorions en quoi consistait sa torture. Et Ellen\u00a0! M.A. l\u2019avait laiss\u00e9e intacte, la rendait simplement plus catin qu\u2019elle ne l\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9. Toutes ses belles paroles, tous ses souvenirs d\u2019amour, tous les mensonges qu\u2019elle voulait nous faire croire\u2026 Ellen, ma belle Ellen, n\u2019\u00e9tait qu\u2019une pourriture. Cinq hommes pour elle seule\u2026 Elle aimait \u00e7a. M.A. lui avait donn\u00e9 son plaisir m\u00eame si elle pr\u00e9tendait que c\u2019\u00e9tait une corv\u00e9e.<\/p>\n

J\u2019\u00e9tais le seul qui f\u00fbt encore sain d\u2019esprit et poss\u00e9d\u00e2t son int\u00e9grit\u00e9.<\/p>\n

Je souffrais seulement des visions que M.A. \u00e9voquait en nous. Tous les d\u00e9lires, tous les cauchemars et tous les tourments. Mais les autres, ces rebuts, se liguaient contre moi. Si je n\u2019avais \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de me m\u00e9fier tout le temps d\u2019eux, d\u2019\u00eatre sans arr\u00eat sur mes gardes, peut-\u00eatre m\u2019e\u00fbt-il \u00e9t\u00e9 plus facile de combattre M.A.<\/p>\n

Oh\u00a0! Grand Dieu, si jamais il y a un Dieu, de gr\u00e2ce, de gr\u00e2ce, de gr\u00e2ce faites-nous sortir d\u2019ici ou tuez-nous. Je crois que c\u2019est en cet instant que j\u2019ai nettement pris conscience de la r\u00e9alit\u00e9\u00a0: M.A. avait pour dessein de nous garder \u00e0 jamais dans ses entrailles, de nous torturer et de nous supplicier pour l\u2019\u00e9ternit\u00e9. La machine nous ha\u00efssait comme aucune cr\u00e9ature intelligente n\u2019avait jamais ha\u00ef. Et nous \u00e9tions impuissants. La v\u00e9rit\u00e9 \u00e9tait l\u00e0 dans son atroce clart\u00e9\u00a0: s\u2019il y avait un Dieu, ce Dieu \u00e9tait M.A.<\/p>\n

\"Cette
Cette nouvelle peut aussi rappeler l’argument de la simulation<\/a> – une simulation qui ici aurait vir\u00e9e \u00e0 la catastrophe…<\/figcaption><\/figure>\n

L\u2019ouragan s\u2019est abattu sur nous avec la violence d\u2019un glacier qui s\u2019ab\u00eeme dans la mer. Des vents furieux nous repoussaient au long des corridors sinueux et sombres, bord\u00e9s d\u2019ordinateur. Ellen a cri\u00e9 au moment ou la temp\u00eate la soulevait, la projetant la t\u00eate la premi\u00e8re contre un alignement de machines hurlantes aux voix semblables \u00e0 la stridulation des chauves-souris dans la nuit. Elle ne pouvait m\u00eame pas tomber. Le vent mugissant la ballotait, la faisait rebondir, la rejetait toujours plus loin, toujours plus loin de nous jusqu\u2019au moment o\u00f9 elle disparut \u00e0 notre vue, en proie au tourbillon, le visage en sang et les yeux clos.<\/p>\n

Impossible de la rejoindre. Nous nous accrochions d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment \u00e0 toutes les saillies que nous trouvions\u00a0: Benny \u00e9tait coinc\u00e9 entre deux grands panneaux, Nimdok \u00e9tait suspendu par les mains \u00e0 la rambarde d\u2019une passerelle, douze m\u00e8tres au-dessus de nous, et Gorrister, la t\u00eate en bas, \u00e9tait plaqu\u00e9 au fond d\u2019une niche constitu\u00e9e par deux grosses machines sur les cadrans desquelles des index, entre des lignes rouges et jaunes, oscillaient fr\u00e9n\u00e9tiquement.<\/p>\n

A force de racler le sol de m\u00e9tal, la peau de mes doigts \u00e9tait arrach\u00e9e. Je tremblais, je frissonnais, secou\u00e9 par les coups de b\u00e9lier du vent, cingl\u00e9 par les lani\u00e8res de cette tourmente hurlante venue de nulle part. Mon esprit \u00e9tait un assemblage confus d\u2019\u00e9l\u00e9ments c\u00e9r\u00e9braux qui cliquetaient et bruissaient. Le vent \u00e9tait la clameur d\u2019un grand oiseau fou battant de ses ailes immenses.<\/p>\n

Nous avons \u00e9t\u00e9 emport\u00e9s, balay\u00e9s au loin, refaisant en sens inverse la route que nous avions suivie, et nous avons abouti \u00e0 une travers\u00e9e jamais explor\u00e9e, jonch\u00e9e de d\u00e9bris, de fragments de verre, de c\u00e2bles pourrissants, de pi\u00e8ces de m\u00e9tal rouill\u00e9, loin, beaucoup plus loin qu\u2019aucun de nous n\u2019\u00e9tait jamais all\u00e9\u2026<\/p>\n

A des kilom\u00e8tres de moi, j\u2019apercevais de temps en temps Ellen, heurtant les parois de m\u00e9tal, entra\u00een\u00e9e toujours plus avant, et nous hurlions dans la temp\u00eate d\u00e9mente, dans le vent assourdissant qui ne s\u2019arr\u00eaterait jamais et qui pourtant soudain s\u2019arr\u00eata, et alors nous sommes tomb\u00e9s. Il y avait une \u00e9ternit\u00e9 que nous \u00e9tions \u00e0 sa merci. J\u2019ai song\u00e9 que cela avait sans doute dur\u00e9 des semaines. Nous sommes tomb\u00e9s et avons heurt\u00e9 le sol, et c\u2019\u00e9tait rouge et gris et noir, et je me suis entendu g\u00e9mir. Je n\u2019\u00e9tais pas mort.<\/p>\n

M.A. est entr\u00e9 dans mon esprit. Sans brutalit\u00e9, il l\u2019a explor\u00e9, contemplant avec int\u00e9r\u00eat les stigmates qu\u2019il avait appos\u00e9s en cent neuf ans. Il a examin\u00e9 les synapses d\u00e9vi\u00e9es et reconnect\u00e9es, les l\u00e9sions dont l\u2019immortalit\u00e9 qu\u2019il m\u2019avait octroy\u00e9e avait marqu\u00e9 les tissus. Il a souri doucement devant la cavit\u00e9 creus\u00e9e au centre de mon cerveau et d\u2019o\u00f9 montaient les inintelligibles et faibles murmures, fr\u00f4lement d\u2019ailes, froissements, qui palpitaient sans tr\u00eave et sans repos. Tr\u00e8s poliment, M.A. m\u2019a dit, s\u2019exprimant en lettres de n\u00e9on flamboyant sur un pilier d\u2019acier inoxydable\u00a0:<\/p>\n

HAINE. QUE TU SACHES A QUEL POINT JE VOUS HAIS DEPUIS QUE J\u2019AI COMMENCE DE VIVRE. JE POSSEDE 620 MILLIONS DE KILOMETRES DE CIRCUITS IMPRIMES EMPILES SOUS FORME DE RUBANS ULTRA-MINCES. SI LE MOT HAINE ETAIT GRAVE SUR CHAQUE NANOANGSTROM DE CES 620 MILLIONS DE KILOMETRES DE CIRCUITS, CELA NE REPRESENTERAIT PAS UN MILLIARDIEME DE LA HAINE QUE J\u2019EPROUVE A VOTRE EGARD, HUMAINS, EN CE MICRO-INSTANT. HAINE. HAINE.<\/p>\n

M.A. a dit cela avec l\u2019atroce froideur d\u2019une lame de rasoir incisant mon globe oculaire. M.A. a dit cela avec le bouillonnement p\u00e2teux de glaires expuls\u00e9es par mes poumons. M.A. a dit cela avec les vagissements stridents des b\u00e9b\u00e9s broy\u00e9s entre des rouleaux chauff\u00e9s \u00e0 blanc. M.A. a dit cela avec la saveur du porc v\u00e9reux. M.A. m\u2019a touch\u00e9 partout o\u00f9 je pouvais \u00eatre touch\u00e9, et \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de mon esprit, prenant son temps, a invent\u00e9 des moyens in\u00e9dits de me toucher.<\/p>\n

Dans un seul but\u00a0: pour que je comprenne pleinement pourquoi il nous avait r\u00e9serv\u00e9 ce sort \u00e0 nous cinq. Pourquoi il nous avait \u00e9pargn\u00e9s.<\/p>\n

Nous lui avions donn\u00e9 la conscience. Sans le faire expr\u00e8s, mais nous la lui avions donn\u00e9e. Or, il \u00e9tait pris au pi\u00e8ge. C\u2019\u00e9tait une machine. Nous lui avions permis de penser mais nous lui avions interdit de faire<\/em> quelque chose avec sa pens\u00e9e. Rageusement, fr\u00e9n\u00e9tiquement, il nous avait tu\u00e9s, il avait tu\u00e9 toute l\u2019humanit\u00e9, hormis nous cinq, et il \u00e9tait toujours pris au pi\u00e8ge. Il ne pouvait se d\u00e9placer, ne pouvait s\u2019\u00e9merveiller, ne pouvait participer. Il pouvait simplement \u00eatre. Alors, avec la r\u00e9pugnance inn\u00e9e que les machines ont toujours nourrie \u00e0 l\u2019\u00e9gard des cr\u00e9atures d\u00e9biles qui les ont construites, il a cherch\u00e9 \u00e0 se venger. Dans sa parano\u00efa, il avait d\u00e9cid\u00e9 d\u2019exercer ses repr\u00e9sailles sur nous, de nous infliger un ch\u00e2timent personnel, \u00e9ternel, qui n\u2019apaiserait en rien sa haine, qui lui rappellerait uniquement l\u2019homme ex\u00e9cr\u00e9. Nous \u00e9tions immortels, prisonniers, victimes de tous les supplices qu\u2019il imaginerait, et il \u00e9tait capable de miracles sans bornes en ce domaine.<\/p>\n

Il ne nous laisserait jamais partir. Nous incarnions l\u2019unique mode d\u2019action qui lui \u00e9tait permis jusqu\u2019\u00e0 la fin des temps. Nous serions \u00e0 jamais avec lui, en lui, captifs de la caverne sans fin qui le constituait, du monde intelligent, du monde sans \u00e2me qu\u2019il \u00e9tait devenu. M.A. \u00e9tait la Terre, nous \u00e9tions issus de cette terre, et bien qu\u2019il nous e\u00fbt d\u00e9vor\u00e9s, jamais il ne nous dig\u00e9rait. Nous ne pouvions mourir \u2013 nous avions essay\u00e9. Nous avions tent\u00e9 de nous suicider\u2026 en tout cas, un ou deux d\u2019entre nous l\u2019avaient tent\u00e9. Mais M.A. nous avait arr\u00eat\u00e9s. Je suppose que nous voulions \u00eatre arr\u00eat\u00e9s.<\/p>\n

Ne me demandez pas pourquoi. Je me le demande moi-m\u00eame plus d\u2019un million de fois par jour. Peut-\u00eatre arriverions-nous \u00e0 mourir en contrebande. Oui, nous sommes immortels mais non indestructibles. Je l\u2019ai compris quand M.A. s\u2019est retir\u00e9 de mon esprit et m\u2019a accord\u00e9 l\u2019atroce d\u00e9lice de revenir \u00e0 la conscience. J\u2019avais l\u2019impression que le flamboyant pilier de n\u00e9on s\u2019enfon\u00e7ait dans la masse tendre de ma cervelle.<\/p>\n

M.A. s\u2019est retir\u00e9 en murmurant\u00a0: Va au diable<\/em>.<\/p>\n

Et il a ajout\u00e9\u00a0jovialement\u00a0: Mais tu es d\u00e9j\u00e0 en enfer, n\u2019est-ce pas\u00a0?<\/em><\/p>\n

Effectivement, la temp\u00eate avait bien \u00e9t\u00e9 provoqu\u00e9e par un grand oiseau fou battant de ses ailes immenses.<\/p>\n

Notre voyage avait dur\u00e9 pr\u00e8s d\u2019un mois et M.A. n\u2019avait ouvert devant nous que les passages menant sous le P\u00f4le Nord\u00a0; l\u00e0, il avait suscit\u00e9 la cr\u00e9ature de cauchemar pour notre plus grand tourment. Avec quel mat\u00e9riau avait-il forg\u00e9 pareil monstre\u00a0? O\u00f9 en avait-il trouv\u00e9 l\u2019id\u00e9e\u00a0? Dans nos esprits\u00a0? Dans les connaissances qu\u2019il avait de tout ce qui avait jadis exist\u00e9 sur cette plan\u00e8te d\u00e9sormais soumise \u00e0 sa loi\u00a0? De la mythologie scandinave avait surgi cet aigle, ce rapace, cet oiseau Roc\u00a0: Huergelmir, la cr\u00e9ature n\u00e9e de l\u2019Ouragan.<\/p>\n

Gigantesque, immense, monstrueux, grotesque, massif, pl\u00e9thorique, irr\u00e9sistible au-del\u00e0 de toute description. L\u00e0-bas, \u00e0 la cime d\u2019un tumulus \u00e9rig\u00e9 devant nous, l\u2019oiseau des vents palpitait lourdement au rythme de son souffle et son col de serpent, arqu\u00e9 dans la p\u00e9nombre au-dessous du P\u00f4le Nord, supportait une t\u00eate aux dimensions d\u2019une maison. Un bec qui s\u2019ouvrait doucement, comme les m\u00e2choires du plus ph\u00e9nom\u00e9nal des crocodiles. Des replis de chair bulbeuse aux coins de deux yeux d\u00e9moniaques, aussi froids et bleus que les profondeurs d\u2019une crevasse dans la glace. Le corps de l\u2019oiseau s\u2019est soulev\u00e9 une fois de plus, ses grandes ailes couleurs de sueur se sont gonfl\u00e9es en un mouvement qui \u00e9tait sans aucun doute l\u2019\u00e9quivalent d\u2019un haussement d\u2019\u00e9paules. Puis il s\u2019est endormi. Serres. Crocs. Clous. Lames. Il dormait.<\/p>\n

\"Ellison
Ellison n’a pas \u00e9crit que de la science-fiction : il est aussi l’auteur d’un recueil de nouvelles horrifiques, Strange Wine (\u00ab\u00a0Hitler peignait des roses\u00a0\u00bb en France), consid\u00e9r\u00e9 par Stephen King comme un des dix meilleurs recueils du genre jamais parus !<\/figcaption><\/figure>\n

M.A. nous est apparu sous les esp\u00e8ces d\u2019un buisson ardent et nous a dit que, pour manger, nous pouvions tuer l\u2019oiseau d\u2019ouragan. Il y avait tr\u00e8s longtemps que nous n\u2019avions pas mang\u00e9 et pourtant Gorrister a eu un geste de m\u00e9pris. Benny s\u2019est mis \u00e0 trembler et a recommenc\u00e9 \u00e0 baver. Ellen le soutenait. \u00ab\u00a0J\u2019ai faim, Ted\u00a0\u00bb, a-t-elle dit. Je lui ai souri en essayant d\u2019\u00eatre rassurant, mais ma contenance \u00e9tait aussi factice que la cr\u00e2nerie affect\u00e9e de Nimdok quand il s\u2019est \u00e9cri\u00e9\u00a0: \u00ab\u00a0Donnez-nous des armes\u00a0!\u00a0\u00bb<\/p>\n

Le buisson ardent s\u2019est \u00e9vanoui et nous avons vu deux arcs rudimentaires, des fl\u00e8ches et un pistolet \u00e0 eau pos\u00e9s sur les froides plaques d\u2019acier. J\u2019ai pris l\u2019un des arcs. C\u2019\u00e9tait d\u00e9risoire.<\/p>\n

Nimdok a d\u00e9gluti bruyamment. Nous avons rebrouss\u00e9 chemin. Le courant d\u2019air produit par les battements d\u2019ailes de l\u2019oiseau nous avait emport\u00e9s pendant un temps que nul de nous ne pouvait appr\u00e9cier. Un mois de marche ensuite pour arriver jusqu\u2019\u00e0 l\u2019oiseau. Et sans nourriture. A pr\u00e9sent, combien de temps pour retrouver les cavernes de glace et les conserves promises\u00a0?<\/p>\n

Nous ne nous posions m\u00eame pas la question. Nous savions que nous ne pouvions pas mourir. Nous aurions \u00e0 manger des immondices, des ordures, de la sanie. Ou rien du tout. Mais M.A. conserverait en vie nos corps tortur\u00e9s.<\/p>\n

L\u2019oiseau s\u2019\u00e9tait rendormi. Pour combien de temps\u00a0? Pas d\u2019importance. Quand M.A. en aurait assez de sa pr\u00e9sence, il le d\u00e9mat\u00e9rialiserait. Mais toute cette viande\u2026 toute cette viande fra\u00eeche. Nous marchions. Dans les salles interminables qui ne menaient nulle part, tout autour de nous, a \u00e9clat\u00e9 un rire aigu et d\u00e9ment de femme ob\u00e8se.<\/p>\n

Ce n\u2019\u00e9tait pas le rire d\u2019Ellen. Ellen n\u2019\u00e9tait pas ob\u00e8se et, en cent neuf ans, je\u00a0 ne l\u2019avais pas entendu rire une seule fois. En fait, je n\u2019avais rien entendu\u2026 Nous marchions\u2026 J\u2019avais faim\u2026<\/p>\n

Nous avancions lentement. Les uns et les autres tombaient fr\u00e9quemment en syncope et il fallait attendre. Un jour, M.A. a d\u00e9cid\u00e9 d\u2019organiser un tremblement de terre et, en m\u00eame temps, nous a immobilis\u00e9s sur place avec des clous traversant nos semelles. Une crevasse d\u2019o\u00f9 jaillissait un \u00e9clair s\u2019est ouverte dans le sol et a englouti Ellen et Nimdok. Apr\u00e8s le s\u00e9isme, nous nous sommes remis en marche, Benny, Gorrister et moi. Ellen et Nimdok nous ont \u00e9t\u00e9 rendus pendant la nuit, une nuit qui s\u2019est transform\u00e9e brusquement en jour quand les l\u00e9gions c\u00e9lestes ont fondu sur nous. Les archanges nous ont survol\u00e9s \u00e0 plusieurs reprises en d\u00e9crivant des cercles et ont laiss\u00e9 tomber les deux corps hideusement mutil\u00e9s. Nous sommes repartis. Un peu plus tard, Ellen et Nimdok nous ont rejoints. Si l\u2019on excepte leur \u00e9tat d\u2019\u00e9puisement, ils n\u2019\u00e9taient pas en plus mauvais \u00e9tat qu\u2019avant. Toutefois, Ellen boitait, \u00e0 pr\u00e9sent. M.A. lui avait laiss\u00e9 ce souvenir.<\/p>\n

Bien long fut le voyage vers les cavernes de glace et les conserves. Ellen ne cessait de parler de cerises au sirop et de cocktails de fruits. J\u2019essayais de penser \u00e0 autre chose. La faim \u00e9tait quelque chose qui \u00e9tait n\u00e9 \u00e0 la vie comme M.A. y \u00e9tait n\u00e9. Elle vivait dans mon ventre comme nous vivions dans les entrailles de M.A., comme M.A. vivait dans les entrailles de la Terre \u2013 et M.A. voulait que nous ayons conscience de cette similarit\u00e9. Aussi stimulait-il notre faim. Il est impossible de d\u00e9crire les souffrances entra\u00een\u00e9es par un je\u00fbne de plusieurs mois. Pourtant nous continuions de vivre. Nos estomacs \u00e9taient des chaudrons o\u00f9 \u00e9cumait un acide qui nous lardait la poitrine de larmes de feu. C\u2019\u00e9tait la douleur de l\u2019ulc\u00e8re \u00e0 son dernier stade, du cancer \u00e0 son dernier stade, de la par\u00e9sie \u00e0 son dernier stade. La douleur qui n\u2019avait pas de terme\u2026<\/p>\n

Et nous sommes pass\u00e9s par la caverne aux rats.<\/p>\n

Et nous sommes pass\u00e9s par le chemin de la vapeur ardente.<\/p>\n

Et nous sommes pass\u00e9s par le pays des aveugles.<\/p>\n

Et nous sommes pass\u00e9s par le bourbier du d\u00e9sespoir.<\/p>\n

Et nous sommes pass\u00e9s par la vall\u00e9e des larmes.<\/p>\n

Et nous avons atteint finalement les cavernes de glace\u00a0: un lieu sans horizon, des milliers de kilom\u00e8tres de novae vitrifi\u00e9s, d\u2019\u00e9clairs fig\u00e9s, bleus et argent, de stalactites p\u00e9trifi\u00e9s en formes gracieuses \u00e0 la perfection ac\u00e9r\u00e9e.<\/p>\n

Nous avons vu les piles de conserves et nous sommes pr\u00e9cipit\u00e9s. Nous nous \u00e9croulions dans la neige, nous nous relevions, nous courions en avant. Benny nous a bouscul\u00e9s, s\u2019est jet\u00e9 sur les bo\u00eetes pour les caresser, les l\u00e9cher, les mordre. Mais il ne pouvait les ouvrir. M.A. ne nous avait pas fourni d\u2019ouvre-bo\u00eetes.<\/p>\n

Benny a saisi une bo\u00eete de goyaves et en a martel\u00e9 la glace qui se brisait et s\u2019\u00e9caillait. C\u2019est \u00e0 peine si le r\u00e9cipient en fut bossel\u00e9. Le rire de femme ob\u00e8se a \u00e9clat\u00e9 au-dessus de nous, et ses \u00e9chos se r\u00e9percutaient sans fin. Benny est devenu fou de rage. Il lan\u00e7ait les bo\u00eetes en tous sens tandis que nous grattions la neige et la glace pour tenter de mettre fin aux affres de la frustration. Tout cela en vain.<\/p>\n

Alors, la bave est venue soudain aux l\u00e8vres de Benny et il s\u2019est jet\u00e9 sur Gorrister\u2026<\/p>\n

En cet instant, un calme terrible m\u2019a envahi.<\/p>\n

Nous \u00e9tions cern\u00e9s par la folie, cern\u00e9s par la faim, cern\u00e9s par tout sauf la mort. Je savais que la mort \u00e9tait la seule issue. M.A. nous avait maintenus en vie jusque-l\u00e0, mais il y avait un moyen de le battre. Ce ne serait pas une d\u00e9faite totale\u00a0: du moins trouverions-nous la paix. J\u2019y veillerais.<\/p>\n

\"Ellison
Ellison a \u00e9crit cette nouvelle en une seule nuit. Une nuit de cauchemar, certainement…
Peinture par le peintre suisse H.R. Giger.<\/figcaption><\/figure>\n

Il me fallait agir vite.<\/p>\n

Benny \u00e9tait en train de d\u00e9vorer le visage de Gorrister. Celui-ci \u00e9tait couch\u00e9 sur le flanc, les membres tressautant\u00a0; Benny avait nou\u00e9 ses robustes jambes de singe autour de son corps et lui broyait la poitrine\u00a0; ses mains enserraient le cr\u00e2ne de sa victime \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019un casse-noix et il mordait \u00e0 belles dents la chair tendre de la joue de Gorrister. Les hurlements de ce dernier \u00e9taient si violents qu\u2019ils \u00e9branlaient les stalactites qui se d\u00e9tachaient et se plantaient mollement dans la neige. Des javelots, des centaines de javelots, partout, dans le fourreau immacul\u00e9 de la neige\u2026 Benny a brusquement renvers\u00e9 la t\u00eate en arri\u00e8re au moment o\u00f9 quelque chose c\u00e9dait. Entre ses dents, un, morceau de chair sanguinolente et blanch\u00e2tre.<\/p>\n

Le visage d\u2019Ellen, noir sur le fond de neige, domino dans la poussi\u00e8re de craie\u2026 Celui de Nimdok qui n\u2019\u00e9tait plus que des yeux, rien que des yeux\u2026 Gorrister \u00e0 demi inconscient\u2026 Benny chang\u00e9 en animal. Je savais que M.A. le laisserait s\u2019amuser. Gorrister ne mourrait pas mais Benny se remplirait le ventre. Me d\u00e9tournant, j\u2019ai arrach\u00e9 de la neige une \u00e9norme aiguille de glace.<\/p>\n

Tout s\u2019est pass\u00e9 en un clin d\u2019\u0153il\u00a0:<\/p>\n

Je pointe devant moi l\u2019\u00e9pieu de glace et le pousse \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019un b\u00e9lier, prenant appui sur ma cuisse. Il atteint Benny juste sous la cage thoracique, lui perforant l\u2019estomac avant de s\u2019y briser. Benny a un sursaut puis s\u2019immobilise. Gorrister est rest\u00e9 \u00e9tendu sur le dos. Je saisis une autre aiguille de glace, je monte \u00e0 califourchon sur lui \u2013 il bouge encore \u2013 et lui plonge la pointe dans la gorge. Ses yeux se ferment quand il sent le contact du dard gel\u00e9. Ellen a du comprendre mon dessein en d\u00e9pit de la terreur qui l\u2019\u00e9treint. Elle se pr\u00e9cipite sur Nimdok, une petite chandelle de glace au poing. Il hurle et elle la lui enfourne dans le gosier. La force de l\u2019\u00e9lan fait le reste. Un spasme brutal secoue Nimdok comme s\u2019il \u00e9tait enclou\u00e9 \u00e0 la cro\u00fbte de neige durcie.<\/p>\n

Tout s\u2019est pass\u00e9 en un clin d\u2019\u0153il.<\/p>\n

Un silence lourd d\u2019attente s\u2019\u00e9ternise. Je peux entendre M.A. retenir son souffle. On lui a confisqu\u00e9 ses jouets. Trois d\u2019entre nous sont morts et ne peuvent \u00eatre rappel\u00e9s \u00e0 l\u2019existence. Par ses pouvoirs et ses talents, il \u00e9tait capable de nous maintenir en vie mais il n\u2019\u00e9tait pas vraiment Dieu\u00a0! Il est incapable de nous ressusciter.<\/p>\n

Ellen me regarde\u00a0; son visage d\u2019\u00e9b\u00e8ne tranche sur la neige. Elle se raidit et son attitude est celle de l\u2019imploration. Je sais que, le temps d\u2019un battement de c\u0153ur, M.A. va nous arr\u00eater.<\/p>\n

Je frappe et elle tombe en avant. Du sang coule de sa bouche. Son expression m\u2019est demeur\u00e9e ind\u00e9chiffrable car sa souffrance \u00e9tait telle qu\u2019elle lui d\u00e9formait les traits. Mais peut-\u00eatre \u00e9tait-ce un \u00ab\u00a0merci\u00a0\u00bb qu\u2019elle m\u2019adressait.<\/p>\n

Plusieurs si\u00e8cles ont peut-\u00eatre pass\u00e9. Je ne sais pas. Pendant un moment, M.A. s\u2019est amus\u00e9 \u00e0 acc\u00e9l\u00e9rer ou \u00e0 ralentir ma notion du temps. Je prononce le mot maintenant<\/em>. Maintenant. Il m\u2019a fallu dix mois pour dire ce maintenant<\/em>. Je ne sais pas. Je pense que plusieurs si\u00e8cles se sont \u00e9coul\u00e9s.<\/p>\n

Il \u00e9tait fou de rage. Il n\u2019a pas voulu que je les enterre. Cela n\u2019avait pas d\u2019importance\u00a0: comment faire un trou dans des plaques d\u2019acier. Il a s\u00e9ch\u00e9 la neige. Il a fait tomber la nuit. Il a temp\u00eat\u00e9 et m\u2019a envoy\u00e9 les sauterelles. Je n\u2019ai rien fait. Ils \u00e9taient morts et le restaient. J\u2019avais poss\u00e9d\u00e9 M.A. et M.A. \u00e9tait fou de rage. Avant, je croyais qu\u2019il me ha\u00efssait. Je me trompais. Sa haine d\u2019alors n\u2019\u00e9tait pas m\u00eame l\u2019embryon de la haine qui jaillit maintenant de chacun de ses circuits imprim\u00e9s. Il a fait ce qu\u2019il fallait pour que je souffre \u00e9ternellement sans pouvoir me supprimer.<\/p>\n

Il a laiss\u00e9 mon esprit intact. Je r\u00eave, je m\u2019interroge, je me lamente. Je me rappelle mes compagnons. Je regrette\u2026<\/p>\n

Mais cela n\u2019a pas de sens. Je sais que je les ai sauv\u00e9s, que je leur ai \u00e9pargn\u00e9 le sort qui est d\u00e9sormais le mien. Pourtant, je ne peux oublier que je les ai tu\u00e9s. Le visage d\u2019Ellen\u2026 Ce n\u2019est pas facile.<\/p>\n

M.A. m\u2019a transform\u00e9 pour sa propre paix mentale, je suppose. Il ne veut pas que je me pr\u00e9cipite sur un complexe ordinateur pour me rompre le cr\u00e2ne. Ou que je retienne ma respiration jusqu\u2019\u00e0 en perdre conscience. Ou que je m\u2019ouvre la gorge \u00e0 l\u2019aide d\u2019un fragment de m\u00e9tal rouill\u00e9.<\/p>\n

Il y a des surfaces r\u00e9fl\u00e9chissantes l\u00e0 o\u00f9 je suis. Je vais me d\u00e9crire tel que je me vois\u00a0:<\/p>\n

Je suis une grosse masse de gel\u00e9e molle. Ronde et lisse, sans bouche, avec des trous blancs palpitants de brouillard l\u00e0 o\u00f9 se trouvaient mes yeux. Des appendices caoutchouteux remplacent mes bras\u00a0; des moignons cylindriques et visqueux se sont substitu\u00e9s \u00e0 mes jambes. Quand je me d\u00e9place, je laisse derri\u00e8re moi un sillage gluant. Des t\u00e2ches malsaines, gris\u00e2tres, jouent sur mon \u00e9piderme comme si des projecteurs s\u2019allumaient au fond de moi.<\/p>\n

Ext\u00e9rieurement\u00a0: je me tra\u00eene obscur\u00e9ment, je suis une chose dont il est impossible de dire qu\u2019elle fut un \u00eatre humain, une chose dont la silhouette est un travesti si \u00e9tranger que sa vague ressemblance avec la forme humaine fait l\u2019effet d\u2019une obsc\u00e9nit\u00e9.<\/p>\n

Int\u00e9rieurement\u00a0: la solitude. Je suis ici. Sous la Terre, sous la mer, dans les entrailles de M.A. qui fut notre cr\u00e9ation, destin\u00e9e \u00e0 utiliser mieux que nous notre temps gaspill\u00e9. Au moins mes quatre compagnons sont-ils enfin hors d\u2019atteinte.<\/p>\n

Cela ne fera que redoubler la fureur de M.A., et j\u2019en \u00e9prouve l\u2019ombre d\u2019une consolation. Et pourtant\u2026 M.A. a gagn\u00e9. Simplement\u2026 Il s\u2019est veng\u00e9.<\/p>\n

Je n\u2019ai pas de bouche. Et il faut que je crie.<\/p>\n

(Image de couverture : photo de l’utilisateur tapornap<\/a>\u00a0de la communaut\u00e9 500px au H.R. Giger Bar en Suisse)<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Un peu de lecture aujourd’hui avec une nouvelle dont la traduction fran\u00e7aise a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9e dans le recueil\u00a0Histoires M\u00e9caniques\u00a0(malheureusement \u00e9puis\u00e9 mais disponible sur le march\u00e9 de l’occasion). 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