l’argument de la simulation<\/a> – une simulation qui ici aurait vir\u00e9e \u00e0 la catastrophe…<\/figcaption><\/figure>\nL\u2019ouragan s\u2019est abattu sur nous avec la violence d\u2019un glacier qui s\u2019ab\u00eeme dans la mer. Des vents furieux nous repoussaient au long des corridors sinueux et sombres, bord\u00e9s d\u2019ordinateur. Ellen a cri\u00e9 au moment ou la temp\u00eate la soulevait, la projetant la t\u00eate la premi\u00e8re contre un alignement de machines hurlantes aux voix semblables \u00e0 la stridulation des chauves-souris dans la nuit. Elle ne pouvait m\u00eame pas tomber. Le vent mugissant la ballotait, la faisait rebondir, la rejetait toujours plus loin, toujours plus loin de nous jusqu\u2019au moment o\u00f9 elle disparut \u00e0 notre vue, en proie au tourbillon, le visage en sang et les yeux clos.<\/p>\n
Impossible de la rejoindre. Nous nous accrochions d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment \u00e0 toutes les saillies que nous trouvions\u00a0: Benny \u00e9tait coinc\u00e9 entre deux grands panneaux, Nimdok \u00e9tait suspendu par les mains \u00e0 la rambarde d\u2019une passerelle, douze m\u00e8tres au-dessus de nous, et Gorrister, la t\u00eate en bas, \u00e9tait plaqu\u00e9 au fond d\u2019une niche constitu\u00e9e par deux grosses machines sur les cadrans desquelles des index, entre des lignes rouges et jaunes, oscillaient fr\u00e9n\u00e9tiquement.<\/p>\n
A force de racler le sol de m\u00e9tal, la peau de mes doigts \u00e9tait arrach\u00e9e. Je tremblais, je frissonnais, secou\u00e9 par les coups de b\u00e9lier du vent, cingl\u00e9 par les lani\u00e8res de cette tourmente hurlante venue de nulle part. Mon esprit \u00e9tait un assemblage confus d\u2019\u00e9l\u00e9ments c\u00e9r\u00e9braux qui cliquetaient et bruissaient. Le vent \u00e9tait la clameur d\u2019un grand oiseau fou battant de ses ailes immenses.<\/p>\n
Nous avons \u00e9t\u00e9 emport\u00e9s, balay\u00e9s au loin, refaisant en sens inverse la route que nous avions suivie, et nous avons abouti \u00e0 une travers\u00e9e jamais explor\u00e9e, jonch\u00e9e de d\u00e9bris, de fragments de verre, de c\u00e2bles pourrissants, de pi\u00e8ces de m\u00e9tal rouill\u00e9, loin, beaucoup plus loin qu\u2019aucun de nous n\u2019\u00e9tait jamais all\u00e9\u2026<\/p>\n
A des kilom\u00e8tres de moi, j\u2019apercevais de temps en temps Ellen, heurtant les parois de m\u00e9tal, entra\u00een\u00e9e toujours plus avant, et nous hurlions dans la temp\u00eate d\u00e9mente, dans le vent assourdissant qui ne s\u2019arr\u00eaterait jamais et qui pourtant soudain s\u2019arr\u00eata, et alors nous sommes tomb\u00e9s. Il y avait une \u00e9ternit\u00e9 que nous \u00e9tions \u00e0 sa merci. J\u2019ai song\u00e9 que cela avait sans doute dur\u00e9 des semaines. Nous sommes tomb\u00e9s et avons heurt\u00e9 le sol, et c\u2019\u00e9tait rouge et gris et noir, et je me suis entendu g\u00e9mir. Je n\u2019\u00e9tais pas mort.<\/p>\n
M.A. est entr\u00e9 dans mon esprit. Sans brutalit\u00e9, il l\u2019a explor\u00e9, contemplant avec int\u00e9r\u00eat les stigmates qu\u2019il avait appos\u00e9s en cent neuf ans. Il a examin\u00e9 les synapses d\u00e9vi\u00e9es et reconnect\u00e9es, les l\u00e9sions dont l\u2019immortalit\u00e9 qu\u2019il m\u2019avait octroy\u00e9e avait marqu\u00e9 les tissus. Il a souri doucement devant la cavit\u00e9 creus\u00e9e au centre de mon cerveau et d\u2019o\u00f9 montaient les inintelligibles et faibles murmures, fr\u00f4lement d\u2019ailes, froissements, qui palpitaient sans tr\u00eave et sans repos. Tr\u00e8s poliment, M.A. m\u2019a dit, s\u2019exprimant en lettres de n\u00e9on flamboyant sur un pilier d\u2019acier inoxydable\u00a0:<\/p>\n
HAINE. QUE TU SACHES A QUEL POINT JE VOUS HAIS DEPUIS QUE J\u2019AI COMMENCE DE VIVRE. JE POSSEDE 620 MILLIONS DE KILOMETRES DE CIRCUITS IMPRIMES EMPILES SOUS FORME DE RUBANS ULTRA-MINCES. SI LE MOT HAINE ETAIT GRAVE SUR CHAQUE NANOANGSTROM DE CES 620 MILLIONS DE KILOMETRES DE CIRCUITS, CELA NE REPRESENTERAIT PAS UN MILLIARDIEME DE LA HAINE QUE J\u2019EPROUVE A VOTRE EGARD, HUMAINS, EN CE MICRO-INSTANT. HAINE. HAINE.<\/p>\n
M.A. a dit cela avec l\u2019atroce froideur d\u2019une lame de rasoir incisant mon globe oculaire. M.A. a dit cela avec le bouillonnement p\u00e2teux de glaires expuls\u00e9es par mes poumons. M.A. a dit cela avec les vagissements stridents des b\u00e9b\u00e9s broy\u00e9s entre des rouleaux chauff\u00e9s \u00e0 blanc. M.A. a dit cela avec la saveur du porc v\u00e9reux. M.A. m\u2019a touch\u00e9 partout o\u00f9 je pouvais \u00eatre touch\u00e9, et \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de mon esprit, prenant son temps, a invent\u00e9 des moyens in\u00e9dits de me toucher.<\/p>\n
Dans un seul but\u00a0: pour que je comprenne pleinement pourquoi il nous avait r\u00e9serv\u00e9 ce sort \u00e0 nous cinq. Pourquoi il nous avait \u00e9pargn\u00e9s.<\/p>\n
Nous lui avions donn\u00e9 la conscience. Sans le faire expr\u00e8s, mais nous la lui avions donn\u00e9e. Or, il \u00e9tait pris au pi\u00e8ge. C\u2019\u00e9tait une machine. Nous lui avions permis de penser mais nous lui avions interdit de faire<\/em> quelque chose avec sa pens\u00e9e. Rageusement, fr\u00e9n\u00e9tiquement, il nous avait tu\u00e9s, il avait tu\u00e9 toute l\u2019humanit\u00e9, hormis nous cinq, et il \u00e9tait toujours pris au pi\u00e8ge. Il ne pouvait se d\u00e9placer, ne pouvait s\u2019\u00e9merveiller, ne pouvait participer. Il pouvait simplement \u00eatre. Alors, avec la r\u00e9pugnance inn\u00e9e que les machines ont toujours nourrie \u00e0 l\u2019\u00e9gard des cr\u00e9atures d\u00e9biles qui les ont construites, il a cherch\u00e9 \u00e0 se venger. Dans sa parano\u00efa, il avait d\u00e9cid\u00e9 d\u2019exercer ses repr\u00e9sailles sur nous, de nous infliger un ch\u00e2timent personnel, \u00e9ternel, qui n\u2019apaiserait en rien sa haine, qui lui rappellerait uniquement l\u2019homme ex\u00e9cr\u00e9. Nous \u00e9tions immortels, prisonniers, victimes de tous les supplices qu\u2019il imaginerait, et il \u00e9tait capable de miracles sans bornes en ce domaine.<\/p>\nIl ne nous laisserait jamais partir. Nous incarnions l\u2019unique mode d\u2019action qui lui \u00e9tait permis jusqu\u2019\u00e0 la fin des temps. Nous serions \u00e0 jamais avec lui, en lui, captifs de la caverne sans fin qui le constituait, du monde intelligent, du monde sans \u00e2me qu\u2019il \u00e9tait devenu. M.A. \u00e9tait la Terre, nous \u00e9tions issus de cette terre, et bien qu\u2019il nous e\u00fbt d\u00e9vor\u00e9s, jamais il ne nous dig\u00e9rait. Nous ne pouvions mourir \u2013 nous avions essay\u00e9. Nous avions tent\u00e9 de nous suicider\u2026 en tout cas, un ou deux d\u2019entre nous l\u2019avaient tent\u00e9. Mais M.A. nous avait arr\u00eat\u00e9s. Je suppose que nous voulions \u00eatre arr\u00eat\u00e9s.<\/p>\n
Ne me demandez pas pourquoi. Je me le demande moi-m\u00eame plus d\u2019un million de fois par jour. Peut-\u00eatre arriverions-nous \u00e0 mourir en contrebande. Oui, nous sommes immortels mais non indestructibles. Je l\u2019ai compris quand M.A. s\u2019est retir\u00e9 de mon esprit et m\u2019a accord\u00e9 l\u2019atroce d\u00e9lice de revenir \u00e0 la conscience. J\u2019avais l\u2019impression que le flamboyant pilier de n\u00e9on s\u2019enfon\u00e7ait dans la masse tendre de ma cervelle.<\/p>\n
M.A. s\u2019est retir\u00e9 en murmurant\u00a0: Va au diable<\/em>.<\/p>\nEt il a ajout\u00e9\u00a0jovialement\u00a0: Mais tu es d\u00e9j\u00e0 en enfer, n\u2019est-ce pas\u00a0?<\/em><\/p>\nEffectivement, la temp\u00eate avait bien \u00e9t\u00e9 provoqu\u00e9e par un grand oiseau fou battant de ses ailes immenses.<\/p>\n
Notre voyage avait dur\u00e9 pr\u00e8s d\u2019un mois et M.A. n\u2019avait ouvert devant nous que les passages menant sous le P\u00f4le Nord\u00a0; l\u00e0, il avait suscit\u00e9 la cr\u00e9ature de cauchemar pour notre plus grand tourment. Avec quel mat\u00e9riau avait-il forg\u00e9 pareil monstre\u00a0? O\u00f9 en avait-il trouv\u00e9 l\u2019id\u00e9e\u00a0? Dans nos esprits\u00a0? Dans les connaissances qu\u2019il avait de tout ce qui avait jadis exist\u00e9 sur cette plan\u00e8te d\u00e9sormais soumise \u00e0 sa loi\u00a0? De la mythologie scandinave avait surgi cet aigle, ce rapace, cet oiseau Roc\u00a0: Huergelmir, la cr\u00e9ature n\u00e9e de l\u2019Ouragan.<\/p>\n
Gigantesque, immense, monstrueux, grotesque, massif, pl\u00e9thorique, irr\u00e9sistible au-del\u00e0 de toute description. L\u00e0-bas, \u00e0 la cime d\u2019un tumulus \u00e9rig\u00e9 devant nous, l\u2019oiseau des vents palpitait lourdement au rythme de son souffle et son col de serpent, arqu\u00e9 dans la p\u00e9nombre au-dessous du P\u00f4le Nord, supportait une t\u00eate aux dimensions d\u2019une maison. Un bec qui s\u2019ouvrait doucement, comme les m\u00e2choires du plus ph\u00e9nom\u00e9nal des crocodiles. Des replis de chair bulbeuse aux coins de deux yeux d\u00e9moniaques, aussi froids et bleus que les profondeurs d\u2019une crevasse dans la glace. Le corps de l\u2019oiseau s\u2019est soulev\u00e9 une fois de plus, ses grandes ailes couleurs de sueur se sont gonfl\u00e9es en un mouvement qui \u00e9tait sans aucun doute l\u2019\u00e9quivalent d\u2019un haussement d\u2019\u00e9paules. Puis il s\u2019est endormi. Serres. Crocs. Clous. Lames. Il dormait.<\/p>\nEllison n’a pas \u00e9crit que de la science-fiction : il est aussi l’auteur d’un recueil de nouvelles horrifiques, Strange Wine (\u00ab\u00a0Hitler peignait des roses\u00a0\u00bb en France), consid\u00e9r\u00e9 par Stephen King comme un des dix meilleurs recueils du genre jamais parus !<\/figcaption><\/figure>\nM.A. nous est apparu sous les esp\u00e8ces d\u2019un buisson ardent et nous a dit que, pour manger, nous pouvions tuer l\u2019oiseau d\u2019ouragan. Il y avait tr\u00e8s longtemps que nous n\u2019avions pas mang\u00e9 et pourtant Gorrister a eu un geste de m\u00e9pris. Benny s\u2019est mis \u00e0 trembler et a recommenc\u00e9 \u00e0 baver. Ellen le soutenait. \u00ab\u00a0J\u2019ai faim, Ted\u00a0\u00bb, a-t-elle dit. Je lui ai souri en essayant d\u2019\u00eatre rassurant, mais ma contenance \u00e9tait aussi factice que la cr\u00e2nerie affect\u00e9e de Nimdok quand il s\u2019est \u00e9cri\u00e9\u00a0: \u00ab\u00a0Donnez-nous des armes\u00a0!\u00a0\u00bb<\/p>\n
Le buisson ardent s\u2019est \u00e9vanoui et nous avons vu deux arcs rudimentaires, des fl\u00e8ches et un pistolet \u00e0 eau pos\u00e9s sur les froides plaques d\u2019acier. J\u2019ai pris l\u2019un des arcs. C\u2019\u00e9tait d\u00e9risoire.<\/p>\n
Nimdok a d\u00e9gluti bruyamment. Nous avons rebrouss\u00e9 chemin. Le courant d\u2019air produit par les battements d\u2019ailes de l\u2019oiseau nous avait emport\u00e9s pendant un temps que nul de nous ne pouvait appr\u00e9cier. Un mois de marche ensuite pour arriver jusqu\u2019\u00e0 l\u2019oiseau. Et sans nourriture. A pr\u00e9sent, combien de temps pour retrouver les cavernes de glace et les conserves promises\u00a0?<\/p>\n
Nous ne nous posions m\u00eame pas la question. Nous savions que nous ne pouvions pas mourir. Nous aurions \u00e0 manger des immondices, des ordures, de la sanie. Ou rien du tout. Mais M.A. conserverait en vie nos corps tortur\u00e9s.<\/p>\n
L\u2019oiseau s\u2019\u00e9tait rendormi. Pour combien de temps\u00a0? Pas d\u2019importance. Quand M.A. en aurait assez de sa pr\u00e9sence, il le d\u00e9mat\u00e9rialiserait. Mais toute cette viande\u2026 toute cette viande fra\u00eeche. Nous marchions. Dans les salles interminables qui ne menaient nulle part, tout autour de nous, a \u00e9clat\u00e9 un rire aigu et d\u00e9ment de femme ob\u00e8se.<\/p>\n
Ce n\u2019\u00e9tait pas le rire d\u2019Ellen. Ellen n\u2019\u00e9tait pas ob\u00e8se et, en cent neuf ans, je\u00a0 ne l\u2019avais pas entendu rire une seule fois. En fait, je n\u2019avais rien entendu\u2026 Nous marchions\u2026 J\u2019avais faim\u2026<\/p>\n
Nous avancions lentement. Les uns et les autres tombaient fr\u00e9quemment en syncope et il fallait attendre. Un jour, M.A. a d\u00e9cid\u00e9 d\u2019organiser un tremblement de terre et, en m\u00eame temps, nous a immobilis\u00e9s sur place avec des clous traversant nos semelles. Une crevasse d\u2019o\u00f9 jaillissait un \u00e9clair s\u2019est ouverte dans le sol et a englouti Ellen et Nimdok. Apr\u00e8s le s\u00e9isme, nous nous sommes remis en marche, Benny, Gorrister et moi. Ellen et Nimdok nous ont \u00e9t\u00e9 rendus pendant la nuit, une nuit qui s\u2019est transform\u00e9e brusquement en jour quand les l\u00e9gions c\u00e9lestes ont fondu sur nous. Les archanges nous ont survol\u00e9s \u00e0 plusieurs reprises en d\u00e9crivant des cercles et ont laiss\u00e9 tomber les deux corps hideusement mutil\u00e9s. Nous sommes repartis. Un peu plus tard, Ellen et Nimdok nous ont rejoints. Si l\u2019on excepte leur \u00e9tat d\u2019\u00e9puisement, ils n\u2019\u00e9taient pas en plus mauvais \u00e9tat qu\u2019avant. Toutefois, Ellen boitait, \u00e0 pr\u00e9sent. M.A. lui avait laiss\u00e9 ce souvenir.<\/p>\n
Bien long fut le voyage vers les cavernes de glace et les conserves. Ellen ne cessait de parler de cerises au sirop et de cocktails de fruits. J\u2019essayais de penser \u00e0 autre chose. La faim \u00e9tait quelque chose qui \u00e9tait n\u00e9 \u00e0 la vie comme M.A. y \u00e9tait n\u00e9. Elle vivait dans mon ventre comme nous vivions dans les entrailles de M.A., comme M.A. vivait dans les entrailles de la Terre \u2013 et M.A. voulait que nous ayons conscience de cette similarit\u00e9. Aussi stimulait-il notre faim. Il est impossible de d\u00e9crire les souffrances entra\u00een\u00e9es par un je\u00fbne de plusieurs mois. Pourtant nous continuions de vivre. Nos estomacs \u00e9taient des chaudrons o\u00f9 \u00e9cumait un acide qui nous lardait la poitrine de larmes de feu. C\u2019\u00e9tait la douleur de l\u2019ulc\u00e8re \u00e0 son dernier stade, du cancer \u00e0 son dernier stade, de la par\u00e9sie \u00e0 son dernier stade. La douleur qui n\u2019avait pas de terme\u2026<\/p>\n
Et nous sommes pass\u00e9s par la caverne aux rats.<\/p>\n
Et nous sommes pass\u00e9s par le chemin de la vapeur ardente.<\/p>\n
Et nous sommes pass\u00e9s par le pays des aveugles.<\/p>\n
Et nous sommes pass\u00e9s par le bourbier du d\u00e9sespoir.<\/p>\n
Et nous sommes pass\u00e9s par la vall\u00e9e des larmes.<\/p>\n
Et nous avons atteint finalement les cavernes de glace\u00a0: un lieu sans horizon, des milliers de kilom\u00e8tres de novae vitrifi\u00e9s, d\u2019\u00e9clairs fig\u00e9s, bleus et argent, de stalactites p\u00e9trifi\u00e9s en formes gracieuses \u00e0 la perfection ac\u00e9r\u00e9e.<\/p>\n
Nous avons vu les piles de conserves et nous sommes pr\u00e9cipit\u00e9s. Nous nous \u00e9croulions dans la neige, nous nous relevions, nous courions en avant. Benny nous a bouscul\u00e9s, s\u2019est jet\u00e9 sur les bo\u00eetes pour les caresser, les l\u00e9cher, les mordre. Mais il ne pouvait les ouvrir. M.A. ne nous avait pas fourni d\u2019ouvre-bo\u00eetes.<\/p>\n
Benny a saisi une bo\u00eete de goyaves et en a martel\u00e9 la glace qui se brisait et s\u2019\u00e9caillait. C\u2019est \u00e0 peine si le r\u00e9cipient en fut bossel\u00e9. Le rire de femme ob\u00e8se a \u00e9clat\u00e9 au-dessus de nous, et ses \u00e9chos se r\u00e9percutaient sans fin. Benny est devenu fou de rage. Il lan\u00e7ait les bo\u00eetes en tous sens tandis que nous grattions la neige et la glace pour tenter de mettre fin aux affres de la frustration. Tout cela en vain.<\/p>\n
Alors, la bave est venue soudain aux l\u00e8vres de Benny et il s\u2019est jet\u00e9 sur Gorrister\u2026<\/p>\n
En cet instant, un calme terrible m\u2019a envahi.<\/p>\n
Nous \u00e9tions cern\u00e9s par la folie, cern\u00e9s par la faim, cern\u00e9s par tout sauf la mort. Je savais que la mort \u00e9tait la seule issue. M.A. nous avait maintenus en vie jusque-l\u00e0, mais il y avait un moyen de le battre. Ce ne serait pas une d\u00e9faite totale\u00a0: du moins trouverions-nous la paix. J\u2019y veillerais.<\/p>\nEllison a \u00e9crit cette nouvelle en une seule nuit. Une nuit de cauchemar, certainement… Peinture par le peintre suisse H.R. Giger.<\/figcaption><\/figure>\nIl me fallait agir vite.<\/p>\n
Benny \u00e9tait en train de d\u00e9vorer le visage de Gorrister. Celui-ci \u00e9tait couch\u00e9 sur le flanc, les membres tressautant\u00a0; Benny avait nou\u00e9 ses robustes jambes de singe autour de son corps et lui broyait la poitrine\u00a0; ses mains enserraient le cr\u00e2ne de sa victime \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019un casse-noix et il mordait \u00e0 belles dents la chair tendre de la joue de Gorrister. Les hurlements de ce dernier \u00e9taient si violents qu\u2019ils \u00e9branlaient les stalactites qui se d\u00e9tachaient et se plantaient mollement dans la neige. Des javelots, des centaines de javelots, partout, dans le fourreau immacul\u00e9 de la neige\u2026 Benny a brusquement renvers\u00e9 la t\u00eate en arri\u00e8re au moment o\u00f9 quelque chose c\u00e9dait. Entre ses dents, un, morceau de chair sanguinolente et blanch\u00e2tre.<\/p>\n
Le visage d\u2019Ellen, noir sur le fond de neige, domino dans la poussi\u00e8re de craie\u2026 Celui de Nimdok qui n\u2019\u00e9tait plus que des yeux, rien que des yeux\u2026 Gorrister \u00e0 demi inconscient\u2026 Benny chang\u00e9 en animal. Je savais que M.A. le laisserait s\u2019amuser. Gorrister ne mourrait pas mais Benny se remplirait le ventre. Me d\u00e9tournant, j\u2019ai arrach\u00e9 de la neige une \u00e9norme aiguille de glace.<\/p>\n
Tout s\u2019est pass\u00e9 en un clin d\u2019\u0153il\u00a0:<\/p>\n
Je pointe devant moi l\u2019\u00e9pieu de glace et le pousse \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019un b\u00e9lier, prenant appui sur ma cuisse. Il atteint Benny juste sous la cage thoracique, lui perforant l\u2019estomac avant de s\u2019y briser. Benny a un sursaut puis s\u2019immobilise. Gorrister est rest\u00e9 \u00e9tendu sur le dos. Je saisis une autre aiguille de glace, je monte \u00e0 califourchon sur lui \u2013 il bouge encore \u2013 et lui plonge la pointe dans la gorge. Ses yeux se ferment quand il sent le contact du dard gel\u00e9. Ellen a du comprendre mon dessein en d\u00e9pit de la terreur qui l\u2019\u00e9treint. Elle se pr\u00e9cipite sur Nimdok, une petite chandelle de glace au poing. Il hurle et elle la lui enfourne dans le gosier. La force de l\u2019\u00e9lan fait le reste. Un spasme brutal secoue Nimdok comme s\u2019il \u00e9tait enclou\u00e9 \u00e0 la cro\u00fbte de neige durcie.<\/p>\n
Tout s\u2019est pass\u00e9 en un clin d\u2019\u0153il.<\/p>\n
Un silence lourd d\u2019attente s\u2019\u00e9ternise. Je peux entendre M.A. retenir son souffle. On lui a confisqu\u00e9 ses jouets. Trois d\u2019entre nous sont morts et ne peuvent \u00eatre rappel\u00e9s \u00e0 l\u2019existence. Par ses pouvoirs et ses talents, il \u00e9tait capable de nous maintenir en vie mais il n\u2019\u00e9tait pas vraiment Dieu\u00a0! Il est incapable de nous ressusciter.<\/p>\n
Ellen me regarde\u00a0; son visage d\u2019\u00e9b\u00e8ne tranche sur la neige. Elle se raidit et son attitude est celle de l\u2019imploration. Je sais que, le temps d\u2019un battement de c\u0153ur, M.A. va nous arr\u00eater.<\/p>\n
Je frappe et elle tombe en avant. Du sang coule de sa bouche. Son expression m\u2019est demeur\u00e9e ind\u00e9chiffrable car sa souffrance \u00e9tait telle qu\u2019elle lui d\u00e9formait les traits. Mais peut-\u00eatre \u00e9tait-ce un \u00ab\u00a0merci\u00a0\u00bb qu\u2019elle m\u2019adressait.<\/p>\n
Plusieurs si\u00e8cles ont peut-\u00eatre pass\u00e9. Je ne sais pas. Pendant un moment, M.A. s\u2019est amus\u00e9 \u00e0 acc\u00e9l\u00e9rer ou \u00e0 ralentir ma notion du temps. Je prononce le mot maintenant<\/em>. Maintenant. Il m\u2019a fallu dix mois pour dire ce maintenant<\/em>. Je ne sais pas. Je pense que plusieurs si\u00e8cles se sont \u00e9coul\u00e9s.<\/p>\nIl \u00e9tait fou de rage. Il n\u2019a pas voulu que je les enterre. Cela n\u2019avait pas d\u2019importance\u00a0: comment faire un trou dans des plaques d\u2019acier. Il a s\u00e9ch\u00e9 la neige. Il a fait tomber la nuit. Il a temp\u00eat\u00e9 et m\u2019a envoy\u00e9 les sauterelles. Je n\u2019ai rien fait. Ils \u00e9taient morts et le restaient. J\u2019avais poss\u00e9d\u00e9 M.A. et M.A. \u00e9tait fou de rage. Avant, je croyais qu\u2019il me ha\u00efssait. Je me trompais. Sa haine d\u2019alors n\u2019\u00e9tait pas m\u00eame l\u2019embryon de la haine qui jaillit maintenant de chacun de ses circuits imprim\u00e9s. Il a fait ce qu\u2019il fallait pour que je souffre \u00e9ternellement sans pouvoir me supprimer.<\/p>\n
Il a laiss\u00e9 mon esprit intact. Je r\u00eave, je m\u2019interroge, je me lamente. Je me rappelle mes compagnons. Je regrette\u2026<\/p>\n
Mais cela n\u2019a pas de sens. Je sais que je les ai sauv\u00e9s, que je leur ai \u00e9pargn\u00e9 le sort qui est d\u00e9sormais le mien. Pourtant, je ne peux oublier que je les ai tu\u00e9s. Le visage d\u2019Ellen\u2026 Ce n\u2019est pas facile.<\/p>\n
M.A. m\u2019a transform\u00e9 pour sa propre paix mentale, je suppose. Il ne veut pas que je me pr\u00e9cipite sur un complexe ordinateur pour me rompre le cr\u00e2ne. Ou que je retienne ma respiration jusqu\u2019\u00e0 en perdre conscience. Ou que je m\u2019ouvre la gorge \u00e0 l\u2019aide d\u2019un fragment de m\u00e9tal rouill\u00e9.<\/p>\n
Il y a des surfaces r\u00e9fl\u00e9chissantes l\u00e0 o\u00f9 je suis. Je vais me d\u00e9crire tel que je me vois\u00a0:<\/p>\n
Je suis une grosse masse de gel\u00e9e molle. Ronde et lisse, sans bouche, avec des trous blancs palpitants de brouillard l\u00e0 o\u00f9 se trouvaient mes yeux. Des appendices caoutchouteux remplacent mes bras\u00a0; des moignons cylindriques et visqueux se sont substitu\u00e9s \u00e0 mes jambes. Quand je me d\u00e9place, je laisse derri\u00e8re moi un sillage gluant. Des t\u00e2ches malsaines, gris\u00e2tres, jouent sur mon \u00e9piderme comme si des projecteurs s\u2019allumaient au fond de moi.<\/p>\n
Ext\u00e9rieurement\u00a0: je me tra\u00eene obscur\u00e9ment, je suis une chose dont il est impossible de dire qu\u2019elle fut un \u00eatre humain, une chose dont la silhouette est un travesti si \u00e9tranger que sa vague ressemblance avec la forme humaine fait l\u2019effet d\u2019une obsc\u00e9nit\u00e9.<\/p>\n
Int\u00e9rieurement\u00a0: la solitude. Je suis ici. Sous la Terre, sous la mer, dans les entrailles de M.A. qui fut notre cr\u00e9ation, destin\u00e9e \u00e0 utiliser mieux que nous notre temps gaspill\u00e9. Au moins mes quatre compagnons sont-ils enfin hors d\u2019atteinte.<\/p>\n
Cela ne fera que redoubler la fureur de M.A., et j\u2019en \u00e9prouve l\u2019ombre d\u2019une consolation. Et pourtant\u2026 M.A. a gagn\u00e9. Simplement\u2026 Il s\u2019est veng\u00e9.<\/p>\n
Je n\u2019ai pas de bouche. Et il faut que je crie.<\/p>\n
(Image de couverture : photo de l’utilisateur tapornap<\/a>\u00a0de la communaut\u00e9 500px au H.R. Giger Bar en Suisse)<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"Un peu de lecture aujourd’hui avec une nouvelle dont la traduction fran\u00e7aise a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9e dans le recueil\u00a0Histoires M\u00e9caniques\u00a0(malheureusement \u00e9puis\u00e9 mais disponible sur le march\u00e9 de l’occasion). Nouvelle majeure de la science-fiction, d\u00e9crivant une contre-utopie o\u00f9 un ordinateur fou et cruel torture sans cesse, par-del\u00e0 l’espace et le temps, cinq personnages qui sombrent peu \u00e0 […]<\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":491,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"","format":"standard","meta":{"spay_email":"","jetpack_publicize_message":"","jetpack_is_tweetstorm":false},"categories":[325],"tags":[160,165,164,163,161,166,162],"yoast_head":"\n
Je n'ai pas de bouche et il faut que je crie - Dans la Lune<\/title>\n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n\t \n\t \n \n \n \n \n\t \n