CosmosExploration spatiale

Les rêves de Jeff Bezos

L’homme le plus riche du monde ne trouve plus la Terre à sa taille, et lorgne désormais vers le cosmos. Au-delà de son programme lunaire, il entrevoit un futur digne d’un roman de science-fiction, où l’homme essaime dans le Système solaire à bord de gigantesques vaisseaux en forme de cylindres…

Des cylindres lancés vers l’infini

Le 9 mai dernier, dans le cadre d’une conférence de presse à Washington, la société américaine Blue Origin a dévoilé un atterrisseur lunaire appelé Blue Moon et capable de transporter jusqu’à 3,6 tonnes de fret. Il devrait être prêt pour 2024.

Au cours de l’événement, le patron de Blue Origin, Jeff Bezos, par ailleurs patron d’Amazon et homme le plus riche du monde, a précisé sa vision de l’espace. La Lune, dans ce cadre, n’est qu’une modeste première étape. La place de l’homme, explique-t-il, est dans l’espace. Il n’ignore pas pour autant les problèmes auxquels est confrontée l’humanité sur Terre, à commencer par la pauvreté et la pollution. Ce sont, explique-t-il, des problèmes qui nécessitent des solutions à court terme :

Mais il y a aussi des problèmes à long terme, et nous devons y travailler également. Ils prennent beaucoup de temps à résoudre. Vous ne pouvez pas attendre que les problèmes à long terme deviennent urgents pour y remédier.

Le problème principal à long terme ? L’approvisionnement en énergie, qui devrait être épuisé sur Terre d’ici quelques siècles. Or, le progrès technologique en dépend directement. Il va donc falloir en trouver ailleurs. Bonne nouvelle : l’espace en regorge !

Bezos voit loin, très loin, et imagine des millions de gigantesques structures cylindriques en rotation flottant dans le Système solaire, et abritant chacune des millions de personnes au sein de villes, de campagnes verdoyantes, et de grandes zones agricoles ou de loisirs. Certaines villes pourraient reproduire les architectures de villages bavarois, ou français, ou des grandes métropoles américaines, d’autres seraient tout simplement futuristes. Le tout sans pluie, sans catastrophes naturelles, et avec une gravité artificielle – bien que certaines pourraient être en gravité zéro pour expérimenter les joies de pouvoir voler. Une vie idyllique, en somme, où tout est possible et envisageable. Et les industries qui polluent actuellement la Terre pourraient elles aussi être déplacées dans des cylindres afin de protéger notre berceau.

Un concept de cylindre dévoilé par Blue Origin.

Dans une interview accordée au site Business Insider en 2018, Bezos résume sa pensée :

Le système solaire peut facilement supporter un milliard de milliards d’êtres humains. Et si nous avions un milliard de milliards d’humains, nous aurions mille Einstein et mille Mozart et, à toutes fins utiles, des ressources et de l’énergie solaire illimitées. C’est le monde dans lequel je veux que les arrière-petits-enfants de mes arrière-petits-enfants vivent.

En fait, l’un des principaux inspirateurs de Jeff Bezos à ce sujet est le physicien américain Gerard O’Neill, qui conçut dans les années 70 plusieurs concepts de vaisseaux spatiaux capables d’accueillir des dizaines de milliers, voire des millions de personnes. Les cylindres qui portent son nom ont essaimé dans la science-fiction, notamment dans le film Interstellar (Christopher Nolan, 2014), dont j’ai déjà parlé dans un précédent article.

Dans une interview donné au magazine Omni, O’Neill précise. Définitivement, elle se rapproche de celle de Bezos. Effrayé par les conclusions du club de Rome qui prévoyait dès les années 70 l’épuisement des ressources terrestres et donc la nécessité de refréner les libertés individuelles et économiques, il voit les colonies spatiales comme un moyen de limiter la population terrestre sans limiter la population humaine et son développement. Dans l’espace, selon O’Neill, plus de problème de frontières, de densité de population, d’affrontements territoriaux.

Ambitieux, il résume :

D’ici un siècle, vous verrez des colonies spatiales partout dans le Système solaire. Dans mon livre, 2081, j’ai localisé l’une d’elles à de nombreuses heures-lumière du Soleil, bien au-delà de Pluton. La colonie pourrait avoir un environnement semblable à la Terre et un ensoleillement également semblable à celui de la Terre grâce aux grands miroirs de collecte. Vous pouvez même localiser des colonies spatiales autour de n’importe quelle étoile. En fait, chaque étoile autour de nous est une cible favorable pour la migration humaine.

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que Bezos a été étudiant de O’Neill au milieu des années 80, à l’Université de Princeton (Etats-Unis)… A cette époque, la crise économique avait freiné les ardeurs de la NASA sur l’exploration spatiale par l’homme, et les idées de O’Neill avaient désormais des allures de projet de science-fiction…

Un tore de Stanford, autre superstructure imaginée dans les années 70.

Repousser les horizons

Quelque part, il est légitime de s’interroger sur les fantasmes de ces milliardaires pour qui la fuite d’une planète amenée à devenir progressivement invivable ou le transhumanisme semblent être devenus les moyens d’échapper à la condition humaine sur Terre et à la seule justice qui, à terme, nous emportera tous sans exception vers la mort. Jeff Bezos, en particulier, se garde bien d’évoquer l’empreinte écologique d’Amazon, les dures conditions de travail des employés de son groupe, ou la destruction progressive du commerce traditionnel qu’il entraîne… Il refuse évidemment également d’entrevoir un futur où la croissance serait entravée, où nos modes de vie individuels seraient impactés. Rassurez-vous, et levez les yeux, nos arrière-petits enfants vivront dans l’espace ! Oubliez aujourd’hui, pensez plutôt à après-demain…

En fait, faisant fi des périls qui menacent le monde actuel, Bezos semble rêver à un futur désuet, tel qu’il était imaginé dans les années 70, durant les Trente glorieuses, lorsque tout semblait possible. Les illustrations fournies par Blue Origin présentent des mondes en carton-pâte, idéalisés, qui semblent sortis d’un parc Disney. Un futur hypothétique qui ne pourrait advenir que dans plusieurs siècles est-il autre chose qu’un rêve de science-fiction ?

Mais ne faut-il pas aussi se féliciter que quelques rares personnes qui ont une ambition aussi démesurée que leur richesse décident d’employer leur fortune à repousser les frontières de l’exploration spatiale ? Indéniablement, avec ses lanceurs réutilisables, SpaceX, l’entreprise américaine dirigée par le très médiatique Elon Musk, a fait bouger les lignes. Et l’atterrisseur lunaire présenté par Blue Origin pourrait, peut-être, servir à la NASA pour faire retourner l’homme sur la Lune en 2024. Par ailleurs, les rêves du russe Yuri Milner pour la recherche de vie extraterrestre ou pour envoyer une sonde vers Alpha du Centaure, l’étoile la plus proche de notre Soleil, ont le mérite de remettre sur la table des sujets ambitieux qui n’avaient plus été évoqués depuis les années 70 et la fin des missions Apollo.

Une voile solaire du projet Starshot de Yuri Milner (vue d’artiste).

Les années se succédant, amenant avec eux leur lot de crises économiques, de guerres et de périls climatiques, nous semblons avoir oublié nos rêves d’antan, ceux qui emportaient l’homme toujours plus loin dans les étoiles. Nous nous sommes contentés de ces sublimes images rapportées par les sondes américaines, soviétiques, européennes ou japonaises, en pensant que l’espace, trop froid, trop périlleux, trop loin, était peut-être finalement réservé à la robotique.

Les déclarations parfois fantasques, les calendriers souvent irréalistes, les projets toujours démesurés peuvent certes agacer, mais ils rappellent cette fameuse phrase de Constantin Tsiolkovski (1857 – 1935), pionnier de l’astronautique :

La Terre est le berceau de l’humanité, mais on ne passe pas sa vie entière dans un berceau.

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