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Un été en Grèce Antique – Hégésias

L’été, sur DLL, on aime bien sortir un peu des sentiers battus. Il ne sera donc point question ici de cosmos, de trous noirs ou de gravitation quantique à boucles dans ces articles. Je vous propose plutôt un voyage vers la Grèce Antique, à la découverte de personnages fondateurs, géniaux ou étranges.

Aujourd’hui, un philosophe qui prône la mort : Hégésias.

Suicidal Tendencies

Quel personnage que ce Hégésias de Cyrène ! Pourtant, on ne sait quasiment rien de la vie et de la mort de celui qui rejette la vie et prône la mort ! L’Histoire rejette donc-t-elle les philosophies trop subversives ? C’est indéniable. La société ne peut pas ériger en modèle (comme Aristote ou Platon) un philosophe qui prêche pour sa destruction. Trop dangereux. Diogène Le Chien en sait quelque chose, ce philosophe de l’école Cynique dont la postérité n’a gardé que quelques anecdotes amusantes qui font dire à Hegel qu’il ne mérite aucune attention philosophique.

De toute façon, on estime que seulement 10% de la littérature antique nous a été transmise. Le reste a été perdu dans les ruines et dans le temps…
(Peinture de Pierre Patel)

Qu’est-ce-que la philosophie grecque ? Fondée sur l’éthique, elle permet de vivre sa vie au mieux, tout en oubliant l’obsédante idée de la mort. Hégésias se propose de résoudre autrement le problème : déclarant que le bonheur est impossible, il renonce au remède de la philosophie, et incite au suicide, allant ainsi à l’encontre de toutes les doctrines antiques.

La vérité,  si nous voulons en convenir,  est que la mort nous enlève,  non pas des biens,  mais des maux[i].

Hégésias se veut le continuateur de la philosophie d’Aristippe, fondateur du Cyrénaïsme. Il considère tout comme lui que le plaisir est l’unique but de la vie, mais déclare le bonheur parfait impossible à atteindre. La mort devient alors la seule délivrance possible des maux de la vie, que quelques plaisirs éphémères ne parviennent pas à rendre agréable. En somme, si la vie était une balance, le poids des douleurs serait bien supérieur au poids des plaisirs.

Le bonheur parfait est impossible ; car le corps est sujet à mille maux, l’âme ressent toutes les douleurs du corps, indépendamment de ses propres agitations ; la fortune trompe souvent nos espérances ; autant de causes qui nous empêchent d’arriver au bonheur. La mort n’est pas moins désirable que la vie[ii].

Choisir la mort

Dans un livre disparu, intitulé « L’abstinent, » Hégésias décrit le sort d’un homme qui, fatigué de la vie, décide de se laisser mourir de faim. Et d’argumenter son choix, face à ses amis qui l’en dissuadent[iii]. On ne sait rien de plus sur cette œuvre, sur les peines que décrit cet homme en proie aux pulsions suicidaires. Toujours est-il que le mode opératoire employé surprend. Il ne désire pas se supprimer immédiatement en se perçant le ventre ou en se jetant du haut d’une falaise. Non, il demeure simplement totalement indifférent. C’est donc la résignation face à la mort qui est prôné, l’acceptation de l’impossibilité du bonheur.

Hegesias disoit que comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort debvoit despendre de nostre election[iv].

Edouard Manet – Le suicidé (1881)

Où s’arrête la légende, où démarrent les faits ? Où s’efface le mythe, où s’amorce l’Histoire ? Reste que rien ne dit qu’Hégésias a mis fin à ses jours. Peut-on professer une solution aussi extrême aux douleurs de la vie sans s’en affranchir soi-même ? La philosophie antique qui se veut l’amour de la sagesse, prône la vertu et bien, peut-elle exhorter à la fin de l’existence, au vide et à l’absence de tout ? Un tel pessimisme est-il en accord avec les valeurs philosophiques ? Difficile à dire sans connaître les arguments d’Hégésias, qui reprend l’enseignement des Cyrénaïques en le poussant bien plus loin. Toujours est-il que le monsieur était paraît-il convaincant, puisque la légende veut que son école fut interdite par le pharaon Ptolémée II, devant la vague de suicides qu’il provoqua. De nos jours, nous appellerions probablement ça une vague sectaire de suicides. Sophiste, on peut supposer qu’Hégésias était payé pour enseigner. Mais ne pérorons pas trop. De même que Diogène Le Cynique prônait l’inceste et le cannibalisme sans pour autant qu’on l’ait vu gigoter entre les flancs de sa mère ou se régaler avec un la moelle d’un gamin, peut-être Hégésias voyait la mort comme une étape qu’il ne faut pas craindre, car elle délivre des maux du genre humain.

Le roi Ptolémée, dit-on, lui défendit de traiter cette matière, dans ses leçons publiques, à cause que plusieurs de ses auditeurs se donnaient la mort[v].

Cicéron n’est guère prolixe. Il n’affirme rien, et prend des pincettes. Faisons de même, soyons prudents, et attendons sereinement la mort plutôt que de la provoquer. Qui sait, peut-être la balance des plaisirs et des douleurs pourrait très bien, là-bas, s’inverser…

 

[i] Cicéron, Tusculanes, I, XXXIV
[ii] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 107
[iii] Cicéron, Tusculanes, I, XXXIV
[iv] Montaine, Les Essais, II, III
[v] Cicéron, Tusculanes, I, XXXIV

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